Luc Diet­rich est, à n’en pas douter, un écrivain mécon­nu. De ces écrivains qui, à l’instar de Dau­mal ou Gilbert-Lecomte, croisent d’autres par­cours d’écrivains, renais­sant ain­si régulière­ment avant de ren­con­tr­er un « pub­lic ». L’homme est né en 1913 et est mort en 1944, durant les bom­barde­ments améri­cains de Nor­mandie, une mort racon­tée de manière poignante par son biogra­phie Frédéric Richaud. Et si le lecteur ressent une telle empathie envers Diet­rich, à l’approche de la fin de sa vie et de la fin de cette biogra­phie, c’est essen­tielle­ment dû au tal­ent de con­teur de Richaud. Du rythme de cette vie menée tam­bour bat­tant, courte, intense, ponc­tuée de drogues et de femmes, le biographe rend pleine­ment compte par la musique de sa pro­pre écri­t­ure. Nous sommes de ceux qui attendaient ce tra­vail depuis de nom­breuses années, depuis la lec­ture du Dau­mal écrit par le même biographe. Et nous ne sommes pas déçu, bien au contraire.

Diet­rich et Dau­mal… Lan­za del Vas­to, aus­si. Des des­tins croisés, insé­para­bles. Ils parais­sent être des écrivains. Mais qu’est ce que cela, un écrivain ? Avec ces hommes, rien de ce que nous imag­i­nons en ce début de siè­cle. Ici, l’écriture n’est pas un but en soi, pas un méti­er (quelle hor­reur !), encore moins un vœu de recon­nais­sance égo­tique. Elle jail­lit au cœur de l’angoisse d’être, au plus pro­fond du dés­espoir de l’homme chuté et con­scient de l’être. Elle peut pren­dre la forme du roman, comme chez Diet­rich, ou de la poésie, ain­si de Dau­mal et Lan­za del Vas­to, elle n’en demeure pas moins, essen­tielle­ment, dia­logue et res­pi­ra­tion avec et dans le Poème. L’écriture n’est qu’un moyen, un mode d’expression de l’état de l’être des hommes Diet­rich, Dau­mal et Lan­za del Vas­to. Il n’est guère éton­nant qu’ils se soient croisés, ren­con­trés, aimés par­fois, et même durant de longues années, tant leur préoc­cu­pa­tion d’être était leur point com­mun. Ce sont des cher­chants, des hommes qui utilisent un temps l’écriture afin de pro­gress­er vers le plus pro­fond d’eux-mêmes, en quête du Lieu d’être d’origine de cet homme incar­né que nous sommes devenus. Ils nav­iguent vers l’origine. Et cela ne va pas sans mal. Dau­mal a mené moult expéri­ences, a écrit de la poésie, a mené les opéra­tions du Grand Jeu, la prin­ci­pale aven­ture « lit­téraire » du 20e siè­cle, à côté de laque­lle le sur­réal­isme est un amuse­ment soli­taire de jeunes filles, ce que le poète écriv­it d’ailleurs à Bre­ton, en ter­mes plus choi­sis. Puis il a dis­paru, avant de mourir. Dis­paru à la lit­téra­ture s’entend, par­venu au plus près d’un axe de vie plus sub­til. Il en va de même pour Lan­za del Vas­to, poète recon­nu qui s’en va ren­con­tr­er Gand­hi avant de con­stru­ire une Arche de paix. Regardez leurs vis­ages, si l’occasion se présente, leurs fig­ures peu avant de mourir, et vous y lirez sans doute bien des infi­nis. Nous sommes ici au con­tact d’hommes reliés à la spi­rale de la vie, au principe même de la vie, bien au-delà du voile de ce monde appar­ent dans lequel nous avons l’illusion de vivre. Ce genre d’hommes, ce ne sont pas des écrivains, ce sont des soleils noirs, archi­tectes d’une renais­sance intérieure toute entière menée sous le signe des étoiles. Luc Diet­rich était de ces hommes et cela Richaud le mon­tre avec tal­ent. Il mon­tre aus­si com­bi­en celui-ci vivait son état de l’être avec plus de souf­france que ses deux aînés, com­bi­en aus­si la ren­con­tre avec Dau­mal a pu le ras­sur­er. Ain­si que l’amitié qui ani­ma ces deux hommes au soir d’une vie achevée bien jeune, au sens biologique du terme, pas au sens spir­ituel ; en ce dernier sens, nous avons affaire à des vieil­lards. La dif­fi­culté de Diet­rich fut de fix­er sa recherche intérieure sur le cen­tre de sa per­son­nal­ité, ce à quoi il ne parvint jamais, sans doute pour des raisons liées à une enfance pour le moins désas­treuse, à la place de sa mère, une place d’absente con­tin­uelle­ment présente. Il est entretenu par des femmes, il croise et est défendu par les plus grands poètes de son temps, il est mal­adroite­ment soutenu par un Lan­za qui est là, puis qui part, revient, s’absente de nou­veau, au son de l’abandon. Puis, comme Dau­mal, sa route croise celle de Madame de Salz­mann, dont on mesure trop peu le rôle au sein des milieux en quête de tra­di­tion pri­mor­diale de ce temps. De là, il entre chez Gur­d­ji­eff, per­son­nage dont notre présent garde une image à la fois sul­fureuse et étrange. Une sorte de mage à l’attrait impor­tant, capa­ble de cris et de fureurs mais aus­si de con­seils alors jugés ini­ti­a­tiques. En lisant cette biogra­phie, c’est tout un monde que l’on fait renaître et ce monde tit­ille en nous la petite flamme qui veille. C’est à espér­er, du moins.

 

Frédéric Richaud, par ailleurs romanci­er, enquête sur Luc Diet­rich depuis près de vingt ans. Il a pré­facé et annoté les deux romans de l’écrivain parus aux édi­tions Le Temps qu’il Fait. On lui doit aus­si une biogra­phie de référence con­sacrée à René Dau­mal (Gras­set).

    

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