Avec un cinglante et tran­chante sagac­ité, dans une langue à la fois sapi­en­tielle et turges­cente, Lydie Dat­tas dévoile l’indi­ci­ble en le recou­vrant de la fumée com­pacte d’une poésie rad­i­cale. En déchi­rant par le verbe non émoussé le voile en apparence translu­cide du sacré artis­ti­co-cul­turel, elle nous tend à voix nue la cru­elle évi­dence du réel.

Adéqua­tion dis­jonc­tive de sa langue avec les noirs mono­lithes de toile, ces béances out­re-noir qui véhicu­lent une lumière sans âge. Une lumière éter­nelle qui ne dépend plus des con­di­tions de l’e­space temps. La Blonde. Cette aveuglante lumière incréée vient vis­iter ce monde souster­ré sur les ailes de géants aveuglés que sont les toiles de Soulages.

La poète le sait. 

Les signes courants, con­venus, ras­sur­ants, elle les élim­ine, les sous­trait (comme l’icône sur­na­turelle élim­ine, refuse, dénie la per­spec­tive). Elle dé-dit par l’écrit un ver­nis noir opaque qui irradie un out­re-sens. Astéroïde ontophage qui resplen­dit à mesure qu’il se dévore. Le texte se lit en état de transe, pos­sédé par la voix psalmod­ique qui s’élève et sur­git à chaque lec­ture, voix enfiévrée de nuit, scan­sion brûlante, rauque et ramassée.

La pein­ture de Soulages est apopha­tique. Elle a à voir avec la ténèbre plus que lumineuse de la théolo­gie néga­tive de l’Aréopagite.

Ces nuits rec­tan­gu­laires qui offrent le saint chrême du noir aux mourants du virtuel sont insom­nie divine. Dédaigneux des couleurs suceuses de rétines, le sou­verain des régions noires abats ses chefs-d’oeu­vre noc­turnes. Ajoutant chaque fois une unité à l’in­fi­ni, il décline toute la gamme des pré­cieux noirs eck­har­tiens. p. 85

Mais, et ce mais est d’im­por­tance, elle résonne, glas d’om­bre opaque et puis­sante, dans une époque d’athéolo­gie pos­i­tive. Aux heures étirées où Dieu est mort. A tout le moins l’idée de Dieu, l’im­age que le monde s’é­tait « forgée » de Dieu, l’idée de Dieu qui fondait la dom­i­na­tion de « ce monde ». C’est une idole, un totem théo­logi­co-poli­tique qui a été abattu.

La poète le montre.

Les toiles de Soulages sont les con­tre-icônes bar­bares de cet état, de ce trône ren­ver­sé dont le ren­verse­ment est pour ce monde une joie con­stante, appar­ente ET un trou­ble, masqué mais per­pétuel. Entailles ouvertes dans la chair van­i­teuse de la clarté menteuse de ce monde.

Con­tre-icônes, car l’outre-noir du maître c’est, non pas le négatif, mais l’ul­tra-vision qu’a l’oc­ci­dent  du fond doré des icônes… En terme iconologique ce fond se dit « lumière ». Qu’elle que soit la qual­ité des fig­ures représen­tées sur ce fond (qui, en fait émer­gent du sans-forme de cet or) c’est le mag­ma pre­mier qui importe et l’emporte.

La poète voit. Tel le peintre…

Le vision­naire du noir a survécu à l’ef­fon­drement de tant de bûch­ers intérieurs – à tra­vers quoi bavait le feu d’un autre monde – qu’il croit que jamais ne l’a­ban­don­nera son étoile. Cerné de larges pots de nuit liq­uide, il laisse couler de son pinceau l’onc­tion du noir. Chaque fois qu’il peint, il détru­it son pro­pre sol et tombe à une pro­fondeur plus grande. p.35

L’oeil fur­tif du regardeur n’y voit goutte. Celui, las­cif, de l’esthète guère mieux. On y voit reflet de soi. Médi­ocrité de faible inten­sité ou culte de l’ap­parence théorisé en glacis com­pact et abstrait.

L’outre-noir révélé par le verbe de Lydie Dat­tas c’est le puits sans-fond de l’Imag­i­nal, l’In­sond­able mag­ma de l’In­créé, l’indé­cid­able de l’in-forme non-dit, de l’in­for­mulé proféré… Le noir serait l’ab­sence de couleur. L’outre-noir c’est la présence réelle révélée par l’ab­sence, la présence vraie dont l’essence est l’ab­sence à ce qui « est » (ou sem­ble être). L’outre-noir… superbe langue in-dites, sub­lime de son impos­si­ble dic­tée, écrite d’une lave d’en­cre plus noire que les plus pro­fondes abysses. L’outre-noir c’est l’avers, le ren­verse­ment in-vu, impen­sé, absol­u­ment insur­pass­able de l’abyssal.

Ni dulie ni hyper­dulie néces­sités. Nul culte aux icônes bar­bares. Ni culte ni hymne ou – à min­i­ma et, sitôt impro­visés sitôt rejetés, absorbés, ren­dus au vibrant-néant, au méon ray­on­nant secrète­ment. A suiv­re Lydie Dat­tas dans sa descrip­tion-per­cep­tion des titans out­re-noirs de Soulages, de leurs signes-bal­afres, de leur cica­traces on se retrou­ve comme plongé dans l’ar­rière fond méta­physique des romans de Youri Mam­leev. Une spir­i­tu­al­ité sauvage et expéri­men­tale des tré­fonds. Effroi et ravissement.

Phonèmes con­duc­teurs de courant poé­tique, les sil­lons tau­rins trans­met­tent leur clarté de phos­pho­re. Rien que le nom imprononçable écrit par Dieu lui-même avec son ongle crasseux. p.34

 

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