Ce dernier numéro en date de la revue cousue main des édi­tions Rafael de Sur­tis s’ouvre sur un texte du poète Tahar Bekri, texte dont l’entame sur­pren­dra bien des lecteurs en nos con­trées dépoétisées (car nous vivons peut-être plus une dépoéti­sa­tion de notre monde qu’un désen­chante­ment de l’ensemble de ce même monde) : « Dans les pays arabes du Golfe, il y a aujourd’hui des com­péti­tions poé­tiques trans­mis­es en direct à la télévi­sion, où les poètes sont comme des stars de la chan­son et où la récom­pense peut s’élever jusqu’à un mil­lion de dol­lars… En pleine crise finan­cière mon­di­ale ! ». Et d’être intrigué : pourquoi « dia­ble » Tahar Bekri vient-il nous par­ler de cela ? Pour nous rap­pel­er que la poésie est un « art majeur » depuis (presque) tou­jours au sein du monde arabe puis musul­man. Et pour nous expli­quer les par­tic­u­lar­ités de l’histoire de ces poésies tout à la fois par­ties prenantes de la vie des musul­mans et con­damnées par les autorités coraniques. Mais pas seule­ment : Tahar Bekri par­le de la néces­sité, de l’urgence de la poésie, dans ce monde comme par ici ; urgence du rôle à jouer en tant qu’elle serait par nature une “utopie”. Le poète par­le du com­bat qui se noue à tra­vers la présence et la pub­li­ca­tion de la poésie. Com­ment ne pour­rions-nous pas souscrire à ce cri poli­tique et poé­tique du cœur en un ter­ri­toire, Recours au Poème, qui s’inscrit dans la plus intense volon­té con­tem­po­raine de dif­fu­sion de la poésie, la toile ? Il est urgent de com­bat­tre en effet et pour cela néces­saire de dévelop­per l’utilisation des out­ils les plus intens­es de la lutte. Le front n’est plus rouge ni noir, il est online.

Un seul bémol de notre point de vue : le choix du mot “utopie”, que nous ne voulons plus associ­er en tant que con­cept de pen­sée au vivant du Poème. L’u­topie, sans que l’on y prenne garde, est peu à peu dev­enue le lieu de sa pro­pre inver­sion. Et une arme de l’an­ti poésie, ce que Guénon appelait à juste titre la con­tre ini­ti­a­tion. On lira le récent et bril­lant essai de Frédéric Rou­vil­lois au sujet de ce mot désen­chan­té (Crime et Utopie, Flam­mar­i­on, 2014).

Dans les pages qui suiv­ent, le poète, plas­ti­cien, édi­teur et agi­ta­teur de con­sciences Paul San­da, nous par­le de son mois de novem­bre du côté de Quim­per­lé, à l’invitation de la Mai­son de la Poésie du coin. Sous le doux cli­mat local, le poète a trou­vé le temps de relire Rachilde, avec un œil dif­férent de celui d’un groupe sur­réal­iste qui attaqua vio­lem­ment l’écrivain dev­enue insti­tu­tion au début des années 30, lec­ture qui con­duit San­da à soupir­er devant la « ringardise » de la romanesque sphère lit­téraire offi­cielle. Nous ne serons pas d’accord avec lui. Bien sûr, tout un pan du lit­téraire con­tem­po­rain est nul. Com­ment cela pour­rait-il en aller autrement ? Cepen­dant, com­par­er Gaval­da ou Nothomb à Rachilde tend à laiss­er penser que ces deux dernières seraient… com­pa­ra­bles (juste­ment) à Rachilde. Ce n’est évidem­ment pas le cas. Et peu la peine d’en par­ler finale­ment. Le poète évoque ensuite sa pro­pre écri­t­ure, du côté du Sémaphore du Créac’h, et ses ami­tiés bretonnes.

Les pages offrent ensuite un entre­tien en com­pag­nie d’Andrea Iacovel­la, fon­da­teur de La rumeur libre édi­tions.. L’entretien com­mence par l’évocation de l’un des poètes majeurs de la mai­son, Patrick Laupin, lequel a obtenu le prix SGDL de la poésie pour l’ensemble de son œuvre en 2013. L’occasion de s’interroger sur les prix et cetera. L’ensemble de cet entre­tien per­met de s’attacher à une per­son­nal­ité pas­sion­née, tant du côté de son activ­ité édi­to­ri­ale qu’artistique. Notons que l’entretien a été réal­isé à Lodève, en juil­let 2013, lors du fes­ti­val Voix de la Méditer­ranée « dans le chant des cigales et le mur­mure de la rivière ». 

Vient ensuite un superbe dossier dont le titre ne nous est pas entière­ment incon­nu, « Regard sur… Les poètes du monde Arabe », où l’on retrou­vera avec bon­heur nom­bre de voix qui por­tent loin : Gir­gis Shoukry, Mazen Maarouf, Khaled Ben­salah, Maram Al Mas­ri, Salah Al Ham­dani, Abder­razak Sahli. Ce dossier est à lire pour ceux qui ne con­naî­traient pas (encore) ces voix qui dis­ent, depuis des mon­des en grande souffrance.

La parole est ensuite à Jean-Pierre Siméon, dans « Le sec­ond entre­tien » recueil­li au « siège du Print­emps des Poètes », en 2012. 

Les pages de créa­tion actuelle don­nent à lire, sous la houlette de Serge Tor­ri, des textes de Bruno Gen­este, Chris­t­ian Monginot, Jean-Marc Gougeon, Lydia Padel­lec, Guil­laume Decourt, Patrice Blanc et Richard Ober. De la bien belle œuvre.

Et comme à l’habitude, la beauté des pages est accen­tuée par celle des œuvres d’art repro­duites, signées Mazen Maarouf.

On se ren­dra donc sur le site des édi­tons Rafaël de Sur­tis, en cours d’actualisation, pour con­stater l’indéniable qual­ité du cat­a­logue, par­ti­c­ulière­ment dans le domaine de la poésie et des spir­i­tu­al­ités. Ce numéro six­ième de la revue Mange Monde est évo­ca­teur de l’histoire de la mai­son dans laque­lle il paraît, mai­son qui autre­fois édi­tait la revue Pris de Peur, mai­son qui a trou­vé une place orig­i­nale dans le monde de la poésie, tout à la fois en dedans et en dehors. Un peu comme étaient les pre­miers chrétiens/chercheurs de con­nais­sance par rap­port au monde dans lequel ils vivaient. Mange Monde est un espace qui « sou­tient absol­u­ment l’expression la plus libre » dit sa toute dernière page : ce pro­gramme est ici entière­ment réalisé.

 

 

Mange Monde, numéro 6, jan­vi­er 2014
Edi­tions Rafael de Sur­tis. 7 rue Saint Michel, 81170 Cordes Sur Ciel.
Direc­tion : Paul San­da et Serge Torri
Rédac­teur en chef : Vin­cent Calvet
Site inter­net : http://www.rafaeldesurtis.fr/
Vincent_Calvet@yahoo.fr
Le numéro : 15 euros

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