REQUIEM

A Ali Podrimja
poète du Koso­vo retrou­vé mort allongé sur la terre du Larzac
un jour (une nuit ?) de juil­let 2012

Au bout de sa langue
il cache des paysages –
l’étranger

Hori­mo­to Gin

« la mort a ses dif­férents modes
tel meurt
et tel crève

ce qui fait que par­fois la charogne
vit plus longtemps dans les mémoires

aus­si gardez-vous de ses approches
mieux vaut encore à la fin des fins
choisir vous-même votre mort

l’au­dace se paie de l’éternité »

ma tête s’en va
ou c’est moi
dans ma tête
qui part
qu’importe
puisqu’elle emporte
mon corps 
mon corps avec sa tête d’os
ses yeux de lave
blanche

mon corps porte ma tête
ma tête décide de partir
ou non
de vivre
ou non
de fermer
ou non
les yeux

ma tête emporte mon corps

tout le jour j’ai cherché
mon bagage
partir
partir
sans but
sinon la terre

(je sais
depuis longtemps
elle m’attend)

je cherche mon bagage
lourd
très lourd de vies
entassées les unes
sur les autres
linges jetés
en vrac
dans la fosse
commune
des départs

(je me sou­viens d’un lourd
lourd bal­lot de morts que je traine
besace de balbutiements
perdue
depuis
depuis…)

« les hommes sans patrie
peu­vent mourir de n’importe quelle main
car à nul ne sont nécessaires

les hommes sans patrie
ne veu­lent pour ciel qu’un morceau de terre
rien de plus

his­toire de crev­er quelque part

et de repos­er oubliés de dieu sur le bord d’un chemin
sous un tumu­lus dont même les corbeaux
ont peur » 

il fait si som­bre dans ma tête
si noir
c’est mau­vais temps
là-dedans
l’orage tonne entre les tempes
la pluie frappe aux yeux
peur d’ouvrir la fenêtre de mon âme
tant elle trem­ble tant elle risque
au moin­dre mouvement
de se disloquer
ou bien s’envoler
sait-on  jamais

tous ces sourires qui me cernent
ce sont autant d’yeux
armés
de l’acier tranchant
des injonctions

voilà donc qu’en allé
on me voit
voici qu’en me taisant
on m’entend

le silence de ma voix
ouvre à ma voix
l’espace d’un écho
inattendu

com­ment la plus extrême solitude
—   choisir   —   seul   —   d’aller   —   mourir
me fait rejoindre
à mon corps défendant
la plus extrême multitude ?

déjà la foule en deuil se congratule
heureuse d’avoir échappé
à ce qui lui paraît le pire
mais jalouse de n’être pas celui qui
n’étant plus
devient infin­i­ment plus
que chacun

« lavez votre esprit
comme vos mots les plus innocents

lavez vos yeux
et décou­vrez le trou de l’univers

cloîtrez-vous en vous-même
dès lors que les pan­tins jouent les maîtres

et sachez à la fin
que la vie ma foi se vit encore au bout d’une corde »

je tourne
en rond
sur la terre
étrangère
léger
(le risque de m’envoler
avec mon âme)

je suis l’aiguille
qui oscille
ivre
sur la cad­ran aveugle
d’une boussole

une autre aiguille
(venue de l’Est)
aiman­tée par le sang
tra­verse mon corps
mais pas de sang
non rien
que la brûlure
du soleil
qui me guide

du soleil qui me guide

du soleil qui me guide
sur la route
que je ne con­nais pas

les collines  m’appellent
je les entends

les buis­sons déchirent le silence
je les entends

les oiseaux me regardent
et leur joyeux étonnement
escorte mon corps qui va

j’ai ôté mes chaussures
la route brûle la plante de mes pieds
comme elle fit tou­jours tout le long de ma vie d’incandescence transhumance

j’ai ôté ma chemise
l’archet du vent sur la peau fatiguée de mon cou
accom­pa­gne le chant de mon chemin vers nulle part

mon ombre rétrécit

quand c’est la nuit
elle est
(mon ombre)
toute la terre
alors je me repose
en elle

« mon ombre m’abuse
tan­tôt  je la poursuis
tan­tôt elle se fait oublier

que m’arrive-t-il là ô Seigneur

le soleil a paru à l’horizon
je trébuche et tombe
quelque part au-delà de l’e­space blanc

et je  tourne tourne sur moi-même
incer­tain de cette ombre
à pren­dre ou à laisser »

puis c’est le jour
puis la nuit dans le jour
puis dans la nuit le jour

mon ombre rétrécit
rétrécit
prend la mesure
de mon corps

dans mes oreilles le silence
prend la mesure
du poème

ma vue diminue
diminue
prend la mesure
de mon ombre

mon ouïe s’amenuise
comme le battement
d’une langue en sursis
(la cru­auté du vent)

mon odor­at s’est dispersé
vers des lavan­des invisibles

ma fatigue se fatigue
jusqu’à n’être plus
qu’une pointe aigüe
de ten­sion située
au cen­tre insaisissable
de mon corps

mon corps
mon corps s’échappe de mon corps
comme le verre de mes mains
qu’un étranger me tendit
il y a longtemps
longtemps

fra­cassé

mon corps couché
sur la terre
presque nu
débar­rassé des vête­ments du monde

dans mes yeux le soleil violet
violent

dans mes oreilles la mitraille meurtrières
des cigales
(sou­venir d’un pays d’avant)

dans mes nar­ines le sang d’un insecte écrasé

sous mes doigts le fin filet de ses cheveux si loin

dans ma bouche l’éternelle charogne du poème

 

« l’oiseau bleu replia ses ailes
cala lui-même la pierre sous sa tête
et plus jamais ne s’éveilla ni ne reparut à nos yeux
abîmé qu’il était dans le som­meil de la terre
tan­dis que l’univers se rédui­sait à un point noir. »

 

Treigny, 25–29 juil­let 2012

 

Le haïkaï de Hori­mo­to Gin (né en 1942) est tiré du recueil Le poème court japon­ais d’aujourd’hui (Poésie/Gallimard)  traduit par Corinne Atlan et Zéno Bianu.
Les poèmes d’Ali Podri­j­ma (entre guillemets, en italiques)  sont traduits de l’albanais par Alexan­dre Zotos.

 

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