Beau titre qui con­vie à une lec­ture en partage. Un titre sans arti­cle qui den­si­fie le nom tout en l’élargissant à une dimen­sion qui le dépasse. Sim­ple, car la table n’est pas chargée d’inutilités, le poème s’y allège en même temps qu’il mise et vise juste ce lecteur friand de déguster l’autre face du monde.

Il y a un appel à cette table quelque chose/quelqu’un qui sonne comme une cer­ti­tude. Puis cette ques­tion abrupte pour débuter le livre : mais que s’est-il passé au Rwan­da ? Ques­tion qui va mar­quer tout le recueil. Nous sommes dans le quo­ti­di­en, dans l’histoire, l’évènement. Le titre est inter­rompu sur sa lancée, sa pléni­tude, le monde d’un coup s’impose à nous par son passé. Plus loin, sous forme d’un extrait de car­net, réponse sera apportée dans une dou­ble inter­pré­ta­tion : les faits dans le désas­tre de leur réal­ité et le là- bas est un ici avec ses visons, ses ques­tion­nements au cœur de la ques­tion. Le poème jeté sur la table sera-t-il une réponse. Celle-ci tombe comme un com­mu­niqué de presse, une forme d’éloignement, de mise à dis­tance, une façon de sup­port­er l’événement. La vie recom­mence, con­tin­ue, débris, déchets, espoirs. Que dire dans le bric-à-brac, nous sommes tous concernés.

Ce recueil peut se com­par­er à des pages musi­cales.  Sous le titre de la pre­mière sec­tion, nous trou­vons rhap­sodie (com­po­si­tion instru­men­tale de car­ac­tère impro­visé, de style bril­lant, écrite sur des thèmes pop­u­laires) nous dit le bon vieux Larousse. Par­mi les morts et les destruc­tions, il y a un appel à vivre, une langue à ten­ter de trou­ver pour/ce que j’écris là. Il y a un oiseau, une femme et le réel qui regarde sa honte en face

Il faut tou­jours                                                                                                                                                                            que                                                                                                                                                                                         quelqu’un                                                                                                                                                                     vienne

De l’espoir est à retrou­ver par les actes quo­ti­di­ens  par le chemin mis devant nous,  par le feu qui n’avait pas goût de cen­dre, par le main­tient de la langue, car dire la chose au plus près de nous est l’éloigner, la regarder au tra­vers du prisme des mots qui apaisent.

Ces mots vien­nent à tourn­er comme des ombres per­dues, des cer­ti­tudes qui se per­dent. Espèce de revire­ment de la pen­sée, on s’y rac­croche encore où n’importe quel mot devient cri, cri amadoué ou cri de dés­espoir. La phrase désar­tic­ulée se cherche dans toutes les direc­tions. Trois petits points sépar­ent comme des hoquets une suite d’obsessions matéri­al­isées par le mot : amadou, comme si la réponse à tra­vers le mot, de son impos­si­bil­ité même, sur­gis­sait une déchi­rante douceur. Où sommes-nous allés nous per­dre rav­agés d’espérance? Le martèle­ment des mots en con­tre­point lance dans le brasi­er de l’orchestre, éclate, sonne, une perdi­tion d’un et moi à l’autre. Les mots, dans ce pas­sage, n’ont lais­sé de leur sens que le seul écho se réper­cu­tant de l’un à l’autre, unis par phras­es ou isolés comme des corps de sym­bol­es. C’est la rumeur du monde qui revient en mémoire avec ses thèmes, ses obses­sions, ses forte et pianissimo.

Le titre, Poème, pas­sant, lieu de l’accueil s’ouvre sur table sim­ple­ment sur le pain de paroles/enracinées / dans le silence et quelques mots mal­venus. Ces mots qui éclaboussent le papi­er devi­en­nent méta­mor­phoses, la danse, puis nous revenons au réel dans sa dévo­rante occu­pa­tion dont l’acceptation vient du rire et du chant : con­so­la­tion raison­née devant les évi­dences. Chez Marc Dugardin, la langue, comme chez tous les poètes, rachè­tent ce réel qu’on ne peut dépasser.

Un recueil qui se déplie et se déploie  que l’on peut suiv­re pas à pas comme la lec­ture en mul­ti sens d’une par­ti­tion de sym­phonie où les apports divers des instru­ments mon­trent une voix/voie qui nous con­duira à terme au dernier coup d’archet, un géno­cide comme toile fond, récur­rence de faits que la mémoire ne peut taire et où on ne peut se tenir comme vivant. Quand on fait les comptes, que reste-t-il : retour à table, son présent (présence et cadeau), à cette idée de partage et de langue qui livre le mot dans leur fond de silence ? Est-ce une forme d’oubli,  « d’oublieuse mémoire » ?

La table est le départ de la mise au point de la ligne de con­duite pour que vivre demande à être reçu en cher­chant ce qui reste pos­si­ble humain en dehors de la haine comme si la fatal­ité accep­tée était un pas vers les autres sans y ajouter sa part de ténèbres.

Il faut revenir à la vie et aux mots pour la dire dans sa sim­plic­ité, le retour où vivre s’invente parce que quelqu’un, une voix,  nous con­vie à nous asseoir sim­ple­ment. La table, n’est-ce pas les mots assem­blés pour que tout existe, que le sou­venir se dépouille, qu’il reste une lumière même dans la déchirure des gestes.

Ce recueil se ter­mine et se pro­longe dans un apaise­ment, le présent accep­té, la voix douce qui cou­vre un passé per­du comme un oubli qui ne s’oublie pas. Curieux, comme ce livre nous rap­proche de nous-mêmes et souf­fle une quié­tude à dépass­er notre Rwanda.

Marc Dugardin sort ici de sa réserve habituelle, écrit avec un autre tem­po, d’autres ful­gu­rances lancées dans le cer­cle calmé des mots pour que ceux-ci vien­nent « livr­er leur ciel ». Ecrire pour se délivr­er d’un mal, ce sont bien des thèmes et des vari­a­tions, des études une mise au point de son  pro­pre moi ouvert sur le monde. Cette écri­t­ure qui éclate par moment prend appui directe­ment sur le mot qui la rehausse.

Chez Recours au Poème édi­teurs, Jean-Marie Cor­busier est l’auteur de  Georges Perros/Un pas en avant de la mort, col­lec­tion L’Atelier du Poème (2015)

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