Coups de couteau, armes à feu, drame de la folie… le Figaro, 1er févri­er 1907 : Mar­cel Proust vient d’apprendre qu’une con­nais­sance (amie de son père) a été assas­s­inée par son fils. Ces gens ne lui étaient pas proches, mais il avait entretenu avec eux une cor­re­spon­dance décousue.

 

L’essai, con­cis, pré­cis, de Gérard Berré­by donne une idée du reten­tisse­ment qu’eut ce drame dans la presse : des arti­cles à la recherche d’une chaîne bien nette de caus­es et d’effets qui tienne le pub­lic à dis­tance de l’irrationalité. S’y mêlent des expli­ca­tions inspirées par les pro­grès con­tem­po­rains de la psy­chi­a­trie et les remu­gles d’une morale niaise et rétro­grade, le tout mât­iné d’un pathos jouis­sif digne d’un Grand guig­nol privé de sec­ond degré.

Rien de tel de la part de Proust, c’est son désar­roi qu’il com­mence par évo­quer, devant la mon­stru­osité com­mise par un être dont il avait eu l’occasion con­stater la douceur et la déli­catesse. Cher­chant à « mon­tr­er dans quelle pure, dans quelle religieuse atmo­sphère de beauté morale eut lieu cette explo­sion de folie et de sang qui l’éclabousse sans par­venir à la souiller ». Il n’est certes pas le seul de son temps à affron­ter ce genre de douloureux para­dox­es qui occu­per­ont aus­si les œuvres de Mau­ri­ac et de Bataille.

Même dans cet écrit de cir­con­stance, on recon­naît le style de Proust dont la con­duite ferme et vive con­naît de ces dilata­tions, lesquelles ralen­tis­sent le réc­it jusqu’à ouvrir un abîme que le lecteur-voyeur-pressé serait ten­té de sauter ; mais la phrase-rets entraîne celui-ci vers un cœur imprévu, un bas­cule­ment, qui élec­trise l’intelligence — sans néces­saire­ment décevoir la curiosité. Cette écri­t­ure, rel­e­vant à mon avis du poème en prose, est une morale de l’attention. Elle pro­cure ce plaisir d’at­tein­dre, avec peu d’ef­fets rhé­toriques, le vrai, le juste et le beau. Exem­ple : la référence au mythe d’Œdipe, qui vient à l’auteur après l’évocation de l’oeil qui pend de la tête du fils sui­cidé est un moyen de se plac­er, tout juge­ment sus­pendu, face au réel, au mys­tère du réel. Qu’elle était civil­isatrice cette cul­ture antique ! qui s’adaptait très bien à l’événement et con­dui­sait le lecteur par­mi de trou­blants et utiles ques­tion­nements sur l’amour fil­ial (même si, comme le rap­pelle Gérard Berré­by, l’article fut coupé par la direc­tion du Figaro). Voilà qui donne en out­re une autre impres­sion de cette époque dont n’a été hélas retenue que la foule matuti­nale des badauds venus assis­ter aux exé­cu­tions capitales.

Par­lons enfin de l’éditeur : Allia fait de courts livres aux allures de via­tiques, tant par la qual­ité matérielle (les derniers à être cousus) que par le côté non-atten­du des titres. Il sem­ble que les libraires les aiment bien, et les lais­sent en groupe pour ne pas qu’ils s’égarent, le lecteur fure­teur les trou­ve de suite mal­gré leur petit for­mat. Les gros vol­umes ne sont pas absents du cat­a­logue, comme en témoigne l’énorme tra­vail du Zibal­done et de la Cor­re­spon­dance de Leop­ar­di. C’est peut-être un des derniers édi­teurs à pren­dre de vrais risques intel­lectuels : je pense encore à ce remar­quable ouvrage de Jean-Yves Lacroix sur Omar Khayyam, inti­t­ulé Le cure-dent.

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