Nelle fau­ci del tem­po                    Nous finirons tous en un instant
perire­mo in un sof­fio.                    dans la gueule du temps.
O la paro­la divor­erà le pietre        A moins que la parole ne dévore les pierres
erg­erà il capo                                  et soulève la tête
per affer­mare un sen­so.               pour affirmer un sens.
…       …

(Devo ancore credere)                (Je me dois encore de croire)

       Dante  MAFFIA 

 

 

1

     Dès l’in­stant de l’éveil, tu as faim de lumière. Il te suf­fit, Mathilde, de laiss­er tomber le rideau, d’ouvrir le velux,  pour que les étagères de l’au­rore se peu­plent de par­fums col­orés, se déchirent les étages du ciel, aux con­fins de l’été.

     Tu es source, lit de la riv­ière, ondoy­ante ver­dure étrangère à son eau, mais tu partages son chemin, sans savoir, ô ma fraîche aux yeux de cas­cade, aux remous qui dis­sipent les nuages, entre les pages de ce ciel que s’ob­sti­nent à tourn­er les doigts sales du temps.

     Moment qui débor­de le moment. Ton radioréveil déverse des nou­velles. Ton regard va de notre jardin jusqu’au vil­lage à l’hori­zon ; cet hori­zon qui n’ex­iste pas, où tes yeux plon­gent par­fois, se trou­blent aux larmes de ce siè­cle sauvage et cruel.

 

2

     Tu écoutes, tu écoutes… Qu’il finisse ce temps de marchandages, de marchands d’armes, de drogue ou d’en­fants. Con­cen­tra­tion des camps, camps de con­cen­tra­tion, réfugiés sans refuge, sur la mer bar­ques bondées prêtes à couler, sur les routes des hommes épuisés, recro­quevil­lés, tran­sis sous la bâche d’un camion, le corps meur­tris par la fuite.

     Pour toi, Mathilde, ce peu de mots. Que ce ne soient pas des mots sans parole! Que ce ne soient pas des mots sans silence ! Je les voudrais issus d’une blessure où puisse chanter la voix, réson­ner les sen­sa­tions comme  cinq cordes vives, ten­dues sur le gouf­fre béant de la langue.

     Rythmes, rythmes du monde. Cri­quets des jardins, sirènes des villes, bolides des autoroutes, tam-tam des chemins de fer sur fond de basse con­tin­ue : tous les jours les mêmes nou­velles, enlève­ments, atten­tats, guer­res… La mort lancée comme le cri d’un T.G.V. dont le cœur amor­ti ne bat plus sur les rails bril­lants, repus, de notre indifférence.

 

3

     Je voudrais t’offrir un chemin de silence, une clair­ière où peser le pas serait pos­si­ble, où penser serait la cible. Partager avec toi la foule des vis­ages, ces regards engrangés dans le train, le bus ou le métro, ces regards tra­ver­sés le soir dans les cafés, ces regards qui se trou­blent  pour d’ob­scurs som­meils de lumières épuisées. Oui, t’offrir ce bou­quet de regards. Ils ont l’é­clat tranché du verre qui se brise, des reflets usés comme de trop vieilles valis­es, mais ils allu­ment un feu où t’en­lac­er me con­sume dans la nuit qui par­fois nous submerge. 

     Pour toi ces mots : char­bons ou cail­loux dans le cuir de la fronde. Qu’ils tour­nent jusqu’au ver­tige, volent dans les plumes d’un monde où l’on ne s’é­tonne même plus que le vin de la mémoire puisse per­ler  aux yeux comme du sang.

 

4

     Ton radioréveil s’est éteint. Tu retrou­ves le jardin, le vil­lage à l’hori­zon. Tu as faim de lumière. Tu bas­cules le velux. C’est un miroir qui se retourne.

     Il mélange le ciel et ta cham­bre, les portes fruitées du jour, les heures rêvées de la nuit, le silence éclaté de tes livres. Une bouf­fée d’air frais gon­fle les voiles de tes petits bateaux posés en désor­dre sur le dos d’un meu­ble où, déjà, sont amar­rés tes sou­venirs avant d’entamer leur voyage.

     Miroir du velux. Je n’y vois pas de charnières, pas même un axe, mais un levi­er qui révélerait le seuil où la vision du monde délivre ton visage.

 

5

     Haute Mathilde accoudée sur ta prairie de tuiles rouss­es, penchée sur l’é­tang d’un petit coin de terre, et qui tires à toi d’in­vis­i­bles remous, n’aie crainte de laiss­er s’éloigner la mai­son: une rive quit­tée mène tou­jours vers une rive. Vois, le monde se risque dans tes yeux, se dévêt du rugueux de son écorce,  dis­perse les hiron­delles sur la pâleur du ciel pour y semer d’autres chemins.

     Je t’aime, vigie d’é­toiles, amoureuse des riv­ières aux eaux vives. On dirait que pour nous rejoin­dre, tu gran­dis à l’envers, haute déjà, les pieds un peu plus près chaque jour du sol où sont figées les ailes de nos anges.

 

6

     Ce soir le soleil tire à lui le ciel comme une porte. Tu es à nou­veau debout dans le car­ré de ton miroir fléchi, mains posées sur une margelle où le jour et la nuit chu­chotent leurs étoiles communes.

     Le jardin bat comme un cœur dans la cage tho­racique du cré­pus­cule. Quel amour le par­court, aigu­il­lonne la tiédeur de ses bulles, qu’il puisse gom­mer ain­si l’âcre douleur du jour ?

     La fraîcheur monte comme une eau ten­dre. Le silence ouvre les ailes. Peu importe si cela ne se voit pas. Tu le sais, mal­gré tout, le monde a la main sur ton épaule, non pour peser, s’ap­puy­er, mais pour s’ac­corder au tem­po de tes pas, de ta voix, de tes rires, du temps qui tente de trou­ver souf­fle dans l’air que tu respires.

 

7

     Regarde. Offre à la nuit des yeux vides, comme au désert les out­res qu’on descend dans le puits. Tant de regards sont d’encre ou de suie, tout occupés de cor­rompre la trans­parence pour y dessin­er leur vision.

     Regarde le temps que dure ton pro­pre regard, le temps de voir. Il faut tant de refus pour con­sen­tir à ce qui dure, pour s’ou­vrir comme le soleil blanc de la graine à ce qui ne peut être plus sim­ple que le silence souf­frant de Dieu.

 

8

    Bas­cule ton velux comme bas­cu­lent les années. Regarde. Ne cesse pas de regarder : à l’envers le jour tomber, à l’envers la nuit mon­ter. Autre chose est peut-être pos­si­ble que ce lent déboule­ment du temps. Il te fau­dra marcher encore, ouvrir d’autres chemins.
    Demain est un autre miroir. Regarde, écoute en ayant soin de recueil­lir ce qui se tait. Aime encore et encore. Com­pren­dre est ailleurs, dans la buée d’un pas inac­ces­si­ble au marcheur.
 

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