Hiv­er : les affaires urgentes s’amoncèlent.
Les gens ont com­mencé à mourir et ici, dans le bureau
qui luit tel un vais­seau spa­tial au crépuscule,
on dirait que les choses qui fonc­tion­nent viennent
à peine d’arriver il y a longtemps.
La marche des affaires n’en est à qu’à mi course
qu’il fait déjà noir.
Les 10 dernières années
ont filé deux fois plus vite que la décen­nie précédente
à présent que les ros­es noires fleuris­sent dans la neige.

 

Cet été, quand nous nous relayions pour te veiller à ton lit de malade,
pour garder le moral et chercher de quoi manger sur Jægergårdsgade
tan­dis que nous atten­dions la mort, écras­ante à force d’être rien,
j’ai pensé :
d’un côté l’Atlantique,
de l’autre le jeu d’échecs.

D’un côté la bal­ançoire brune et grise de l’Atlantique dans la brume,
de l’autre la froide beauté des échecs.

Et tan­dis que la pen­sée de l’informe redon­dance océane
me don­nait la nausée, j’ai retrou­vé un peu de calme en pensant
com­bi­en les échecs, du fait de leurs strictes limites,
peu­vent recom­mencer en d’infinies vari­a­tions, recommencer
et recom­mencer encore.
Mais l’heure était venue de tress­er tes longs cheveux de lin.

 

Je me suis rêvé dans la vil­la sinistre
où se déroulent en général les projections
de mes cauchemars
mais l’escalier en col­i­maçon avait disparu,
les portes secrètes et la cave sans fond,
à présent tout est si aéré, clair, rénové de part en part
que même les fantômes
n’osent plus pass­er la nuit
et mon corps à moitié vieux, son âme à la traîne,
sem­blait une mon­strueuse pré­pa­ra­tion médicale
dans les pièces silencieuses
où planait un jazz fris­quet issu des haut-parleurs,
où la brise soule­vait les rideaux légers.

 

Tu as beau tou­jours être belle
c’est tout de même d’une manière différente
que cette fois où nous dan­sions sous la pluie
et où la fragilité n’était rien d’autre
qu’une part de ta beauté,
assise comme un poinçon dans mon œil.
Mais aujourd’hui où nous
nous sommes ren­con­trés par hasard.
dans les lumières folles du car­refour de Sølvegade
et que tu portes ta robe à ravir,
la beauté qui t’entoure
n’est rien qu’une part de ta fragilité
qui égratigne mon regard telle une tes­selle de verre.

 

La table de cui­sine branlante
à laque­lle je me suis assis pour écrire ceci
aurait sans doute pu être mieux construite,
et la même chose peut cer­taine­ment se dire du poème
et de tant d’autres choses
en ce monde endommagé
qui fonc­tionne aus­si précisément
aus­si longtemps qu’on rac­com­mode l’homme et la femme
la rai­son et la foi
les méchants rêves et le tra­vail au bureau.
Et le jour d’aujourd’hui,
qui a dévalé du matin au soir,
où j’ai reçu ta let­tre trempée
aurait aus­si pu lui aus­si porter un meilleur pressentiment.
Mais le jour d’aujourd’hui n’était pas « peut-être »,
il a existé
avant de disparaître.
Voila pourquoi le jour d’aujourd’hui était le meilleur des jours.

 

Car chaque fois que nous étions ensemble
peut-être à écouter de la musique estonienne

et à regarder les inex­plic­a­bles signes d‘écriture
des oiseaux dans le vent

ton squelette était un rien plus effondré
quelque part dans ton paletot

mais parce que ton regard et ta voix
oui même tes mains

étaient à deux doigts de planer

il est à présent telle­ment impos­si­ble de croire
que tu as tout a fait disparu

comme, alors, il était dif­fi­cile de comprendre
que tu tour­nais tou­jours dans Nørrebro.

 

Alors que je suis assis ici à la porte C27
à regarder l’avion dans le roman­tisme de la brume
il se fait clair
que je suis déjà dans un autre endroit.
Un endroit où chaque jour est plus qu’ample,
et il est si curieux que nous mour­rons vraiment
mais la pen­sée de la résur­rec­tion n’en est pas moins curieuse
que le fait que nous existons.
Un endroit où chaque chose change
tan­dis que la révo­lu­tion se trame
dans un petit apparte­ment étouffant
à poêle à pét­role, à stores roulants.
Un endroit où, après les heures de bureau,
la langue con­tin­ue sans adresse,
telle les gestes soli­taires d’un fou dans le bus.

 

Par­don d’appeler si tard.
Le temps est évidem­ment révolu
où je trou­vais spécial
d’être quiconque
dans le hall de tran­sit infi­ni du monde,
et où la tristesse des hôtels
fai­sait tout bon­nement par­tie de la magie.
Car il y a un instant, lorsque
j’ai regardé assis
mes mains plus si jeunes
j’ai été saisi d’effroi
à l’idée de ne peut-être plus jamais
enten­dre ta voix recon­naître la mienne
si je m’allongeais pour m’endormir
dans les draps par trop blancs
de la cham­bre 1007.

 

À Hvi­dovre, ces jours de novembre
dans ces car­refours bien trop grands,
quand, à tra­vers les feuilles mortes, les gra­tu­its glissants,
le bus 200 S dépasse les tech­ni­ciens den­taires et les bor­dels thaïlandais
les dépôts et les coif­feurs pour chiens
en route vers les hautes petites maisons
dans lesquelles tout ceux que nous avons connus
et aimés, à présent décédés,
mon­tent et descen­dent dans des ascenseurs rouillés
dont le pla­fond clig­note d’une ampoule assoupie,
on saisit qu’il est des endroits
où le dés­espoir s’envole,
dés­espéré qu’il est lui-même
d’exister.

 

Après un jour qui peut-être
livr­era son sens dans bien des années
je me suis, comme toi,
assis pour lire, et, tandis
que mon regard glisse tel des phares
à tra­vers les obscu­rités du texte,
on entend ici dans l’escalier
et la mai­son, des pas
s’arrêter au troisième étage
s’y attarder un rien dans le grand silence
avant de dis­paraître en bas, de s’éloigner,
mais de qui il pou­vait bien s’agir, ce qu’il faisait,
et pour qui cela avait peut-être du sens,
le présent poème ne l’éclairera pas…

 

Et voici soudain que même toi te retrou­ves à avoir une histoire.
Il n’est plus tout à fait indif­férent de savoir
quelle rue tu évites
si  peu qu’aujourd’hui tu te sois assis
dans ce café précis
à tapis turc
qui donne sur une petite place en triangle
pour écrire dans la poly­phonie de ton poème
d’où me vient distinctement
le berce­ment de ta belle voix.

Mais ton his­toire peut naturelle­ment se conter
selon un nom­bre infi­ni de versions
dont pour­tant pas une seule
ne saurait être con­tée par un autre que toi
qui ne veut pas être un « je »
au clair de lune et à la musique de violoncelle
mais un fonc­tion­naire dans les sys­tèmes de la langue
habitué si étrange­ment à te couch­er dans le désert
quand tu sèch­es ton travail
pour vision­ner un vieux film d’horreur.

Tan­dis que, à tra­vers le car­ré du poème,
je rêvais de tout voir sur le papi­er blanc
au sujet de la chair blanche à tri­an­gle noir
le monde était déjà
sur le point de s’épuiser pour toi
dont les rêves étaient emplis de vit­res éclatantes,
de radi­ogra­phies, de grands cieux vides de mars.
L’autre jour je t’ai vu dans un bistrot de nuit,
la soli­tude telle une gloire
tox­ique au front.
Ta planète était entrée
dans un autre sys­tème solaire. Le soleil en moins.

Ma vie a rac­cour­ci d’un demi-siècle
à ta mort quand tu m’as abandonné
devant le super­marché de la sor­tie autoroutière 17.
Qui me con­tera désormais
les hivers glaciaux, les pluies pâles,
la scarlatine
et le pen­sion­nat de Silke­borg Plads ?
Le temps mystérieux
que je n’ai con­nu que comme odeurs et vertige
dans la pen­derie et la musique dansante
mais dont, comme à tra­vers une vit­re teintée,
la lumière est tombée sur moi depuis ton regard
et a une nou­velle fois disparu
si bien que pour le reste de ma vie
je ne serai jamais plus un enfant.

Quand je suis passé devant ta maison
où le lus­tre était encore allumé
et où un papil­lon de nuit pris de vertige
tour­nait autour du silence blanc immaculé
que ta vie a abandonné,
c’était comme si tu mour­rais une sec­onde fois.
Mais plus tard le même jour
quand je me suis à nou­veau arrêté devant une maison
et que j ai vu à tra­vers une fenêtre au qua­trième étage
l’endroit où je m’étais assis jeune
plein d’espérance à regarder
le bou­can du monde,
le futur a soudain
recommencé.

Jeune, je m’éveillais chaque matin,
le flot du monde venant à ma rencontre
tel une rue d’étincelles.
À présent, je dois me lever dans l’obscur de l’hiver
et pièce par pièce me diriger
sur mes jambes grêles.

Je me suis assis ici à la dernière table
du restau­rant où toi et moi allions
dîn­er de temps  à autre
tan­dis que de nous par­lions un peu de tout et de rien
en écoutant le traf­ic de Gam­mel Kongevej
et que la pluie com­mençait à tomber,
que les phares des voitures glis­saient sur le mur
et que soudain je man­quais de patience pour tes vieilles histoires,
ton écharpe de dandy
et ton habi­tude de manger dans mon assiette
qui, con­tre toute attente, est ce qui me manque le plus à présent
que la pluie com­mence à tomber
et que les ombres des pas­sants brû­lent con­tre les vitres,
que je dois m’asseoir à la dernière table
et penser qu’il y en a un de chaque sorte
tan­dis que j’écoute le traf­ic sur Gam­mel Kongevej,
que je tente de cap­tur­er ton regard
dans le miroir ébran­lé du poème.

Tan­dis qu’un ciel inqui­et scintille
dans les flaques de Mel­chiors Plads
mon regard s’attarde sur un visage
qui sem­ble une pho­to voilée
mais ne saurait être que tien

et à l’instant pré­cis où le soleil perce
je me tourne vers le café, vois un filet de sang
forcer son pas­sage dans mon œil gauche,
fleurir dans l’effroi de vit­res blanches

j’entre aus­sitôt dans l’ombre :

com­ment vais-je porter tout cela
dans la mon­tée tra­ver­sant Nor­dre Frihavnsgade
jusqu’au carrefour,
jusqu’à chez moi ?

 

T’étant éclip­sée au faîte de la fête
tu as fait l’impasse sur les bais­ers les plus profonds
dans les recoins les plus obscurs
mais au moins n’es-tu pas tombée de sommeil
la mâchoire pleine de dents en or,
la soupe blanche de la fatigue cuisant dans ton crâne.
Tout ça pour te réveiller dans un bus glacial
éclairé comme une salle d’opération
roulant dans un bruit de fer­raille entre des villes de banlieue,
une bouteille de bière roulant au sol en avant, en arrière.

 

Même dis­paru depuis des années, le goût salé
de tes bais­ers, je m’en sou­viens comme si c’était hier
une petite séquence compliquée
de sons que je cap­turais en hâte
cli­quette à l’instant d’écrire dans ma tête ;
mais la mort, je ne la con­nais que par la peur que j’en ai,
les mots de Dieu par ses traductions
et le silence par les bruits qu’on entend
à se réveiller une nuit d’hiver à 05. 30 :
le craque­ment de l’escalier de ser­vice, le lent freinage d’un camion
d’une tonne, là-bas quelque part dans le noir.

 

Mon amour, puisse notre amour ressembler
sans cesse à la musique provenant d’une autre chambre.
Au Wal­dorf-Asto­ria. Sous la pluie.

 

Enfin arri­va ce souf­fle de l’hiver
et je suis dans l’obscurité à écouter heureux
la tem­pête de neige bruire au long de Bartholinsgade,
à ten­ter de retenir le temps
mais l’instant planant
loin de la salle du trône dés­espérée de l’Éternel
le jeu­di vingt-trois février
broie chaque sec­onde avec la suivante
tan­dis que la valeur de ce qui est non lu sur ma table de chevet
croît dans mon inces­sant cur­ricu­lum vitæ.

 

Un soir je tra­verse Østre Anlæg
je vais com­met­tre une bourde à la vue
de la lumière de la ville der­rière le fil­tre des branches
qui jadis me fit écrire mes pre­miers poèmes
qui s’emparèrent soudain des noirs treillis
au-dessus de la lumière des feuilles A4 tan­dis que toutes les rues
où j’attendais quelqu’un qui se trou­vait aus­si m’attendre étaient rénovées :
et via les couloirs bleus de Nørrebro
où toutes les femmes que j’ai rêvées ma vie durant
se tenaient devant un por­tail, fumaient des King’s et s’appelaient Kate
je vais m’en aller sur le via­duc der­rière Carlsberg
et tout en bas voir les trains apparus dis­paraître dans l’ombre
comme les gens que j’ai con­nus, fréquen­tés un temps,
comme des séries de pen­sées qui soudain éclairèrent tout
comme le dés­espoir, l’espoir, le bruisse­ment des pressentiments :
et pour finir je vais aller tra­vers­er la transparence
des quartiers neufs du port
qui se tien­nent sous le vent
et dont j’ignore encore les noms, eux qui
depuis longtemps sig­ni­fient quelque chose
pour quelqu’un qui n’est pas moi.

 

31 décembre.
Je prends l’autoroute vers la côte
où une froide mer grise jette
des objets mécon­naiss­ables sur la plage.
Une paire de pen­sées vont à leur terme,
d’autres pla­nent telles des ban­des de chou­cas effrayés
sur l’éblouissement de la plaine neigeuse.
Au retour, je sta­tionne soudain
sur la place de parking.
Mais le bruit de mes pas, lui,
se pour­suit sous la brume.

 

La radio a cap­té une sta­tion lointaine
où un chœur d’enfants
dans une langue qui doit être le russe
lit quelque chose qui doit être de la poésie
et pour­rait son­ner comme une traduction
du poème que j’ai tou­jours rêvé d’écrire.

 

Tra­duc­tion du danois, Pierre Grouix

 

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