Le mot de passe, rap­pelle la qua­trième de cou­ver­ture, est une clé qui per­met d’ou­vrir un domaine secret et d’y pénétr­er. Ou, comme l’af­firme le Lit­tré, le mot qu’il faut pronon­cer pour entr­er dans un endroit gardé. Quels rap­ports avec la poésie ou, plutôt, avec la démarche poé­tique de Marie-Claire Banc­quart qui regroupe six ensem­bles de poèmes dans un recueil inti­t­ulé Mots de passe ?

    La pre­mière suite a pour titre Ain­si ce paysage. De quel paysage s’ag­it-il ? Peut-être de paysages du Nord de la France : le poème lim­i­naire, après des con­sid­éra­tions qui peu­vent s’ap­pli­quer à toutes les églis­es et cathé­drales anci­ennes de France et de Navarre (les gar­gouilles…) se focalise sur un détail du por­tail (qui est une his­toire tail­lée dans la pierre) et une région “aux con­fins de France et de Bel­gique”. Le poème se fait nar­ratif et, peu à peu, on recon­naît la ville de Thérouanne à l’époque de  Charles Quint où elle fut assiégée et prise en juin 1553 par les troupes de ce dernier, avant d’être rasée… Et sur les ruines : “il va, de sa main, répan­dre le sel qui dénie toute espérance”. De fait, cette ville que le sig­nataire de ces lignes tra­verse sou­vent, ne se remit jamais de ce désas­tre.  Elle perdit peu après son évêché et n’est plus aujour­d’hui qu’une mod­este bour­gade d’un bon mil­li­er d’habi­tants. L’œu­vre prin­ci­pale de la cathé­drale détru­ite, le Grand Dieu de Thérouanne, est aujour­d’hui con­servée dans la cathé­drale de la ville voi­sine de Saint-Omer. C’est une sculp­ture du XIIIème siè­cle, représen­tant le Christ entre la Vierge Marie et saint Jean… Le poème relate un voy­age que fit Marie-Claire Banc­quart dans cette région. Mais c’est une médi­ta­tion sur l’his­toire et les guer­res, dans un va-et-vient entre la fin du XIIIème siè­cle et le présent. Mots de passe donc pour accéder, via l’His­toire, au trag­ique de la vie qui con­tin­ue, mal­gré tout… Autre mot de passe : le patronyme de l’au­teur. “Notre nom de char­reti­er fla­mand, sur les routes caho­teuses du Nord” ; et c’est une fable qui se (re)constitue, une fable peut-être réelle… Et dès lors, la machine poé­tique est lancée et ça con­tin­ue… D’autres lieux qui se prê­tent à la médi­ta­tion ou à l’in­ter­ro­ga­tion, sont évo­qués que le lecteur con­nais­sant cette région iden­ti­fiera (Berck ou Le Tou­quet pour leurs park­ings et leurs aligne­ments de voitures en sta­tion­nement) : ici, un souter­rain, là un jardin, là encore une église avec ses chapiteaux. “Nous ne te louerons pas, / Seigneur. Mais la tristesse de ta mai­son nous pénètre”.  Qu’est donc ce voy­age  sur lequel je m’at­tarde parce que je vis dans cette région ? La qua­trième de cou­ver­ture dit que ce recueil a été écrit durant une péri­ode dif­fi­cile de mal­adie. Mais Marie-Claire Banc­quart n’en dit pas plus, D’ailleurs, elle écrit rarement Je ; plus sou­vent Il ou Nous… Comme si la pri­or­ité était de capter les mou­ve­ments intérieurs du corps et la mal­adie est alors l’oc­ca­sion priv­ilégiée (?) de les percevoir, de les cern­er et de les dire.

    Dès lors, Marie-Claire Banc­quart va s’at­tach­er  à décrire l’am­bi­gu­i­té de la vie qui ne va pas sans la mort. Ain­si, on décou­vre un poème qui  met en scène le moment où la vie bas­cule : l’an­nonce que le patient est atteint d’un can­cer, annonce qui, bien sûr, amène à pren­dre con­science de l’im­mi­nence de la fin. Mais surtout à s’in­ter­roger sur le sens de la vie, car c’est la mort qui, à la fin, donne son sens défini­tif à une vie qui s’achève : “Seul dans la rue, après le diag­nos­tic, il se demande / s’il n’au­rait pas mieux fait d’ex­plor­er, espér­er, / pren­dre du temps pour de folles recherch­es / sur l’o­rig­ine et sur la fin / que voici, prête”. Mais sont-elles si folles, ces recherches ?

    Marie-Claire Banc­quart évite, tant que faire se peut, toute référence auto­bi­ographique. Sans doute est-elle à l’é­coute de son corps, et c’est pour cela qu’elle par­le si bien du corps, du corps de l’autre, du nôtre.  Le ton se fait alors dur, d’un réal­isme cru, prosaïque : “Notre viande. // Nous rêvons à elle”, “… nous ne la sen­tons, pas la terre // pas plus que ces organes / cachés dans notre corps”, “chair / enfer­mée / dans son étui de peau” ou “je con­naitrais / dans tripes et boy­aux / le goût du monde”. C’est que Marie-Claire Banc­quart inter­roge “la rai­son d’être de son corps”, qu’elle traduit par des mots tou­jours insuff­isants à ren­dre compte du réel. Insuff­isants mais ter­ri­ble­ment effi­caces mal­gré tout : “la vie nous quitte un peu chaque jour, on ne court même plus après elle”. Tra­ver­sés par des con­tra­dic­tions que Marie-Claire Banc­quart n’hésite pas à cern­er : “ma recherche / con­stante, elle / désac­cordée, / ressem­ble à une ascèse offerte à quelque dieu / dont on proclame fer­me­ment l’inex­is­tence”. Par­fois, on entend “presque inaudi­ble / une con­fi­dence / sur le pourquoi de notre vie”. C’est alors, quand la liai­son avec la vie ou le monde se fait, qu’é­clate, lumineuse et évi­dente, la rai­son d’être des poèmes. Para­doxale­ment (mais pas tant que cela) ces moments de liai­son avec l’u­nivers appa­rais­sent quand la con­science de la mort inéluctable se fait trop forte…

    Marie-Claire Banc­quart prête atten­tion aux formes de vie les plus hum­bles, aux ani­maux les plus ordi­naires pour deman­der, à la lumière de la mort des comptes à la vie… Le rythme res­pi­ra­toire des poèmes fait alors se jux­ta­pos­er des mots isolés et des vers assez longs, voire des para­graphes de prose… C’est tout l’ensem­ble qui répond au poème lim­i­naire du recueil : le titre du dernier ensem­ble,  À fleur de sel, répond au sel répan­du par Charles Quint sur les ruines de Thérouanne  (mais la vie tou­jours est la plus forte). La boucle est bouclée : de l’in­ter­ro­ga­tion sur la place de l’être dans le monde, Marie-Claire Banc­quart passe au con­stat et à la racine du mal : “nous le [le flux de la vie] ressen­tiri­ons / si nous n’avions pas divor­cé du reste du monde”. Le recueil est soigneuse­ment con­stru­it : poèmes se ressem­blant qui se répon­dent d’un bout du recueil à l’autre (p 54 et p 137) ou poèmes qua­si­ment sim­i­laires (p 131 et p 136) à l’in­térieur de la dernière suite… De quoi “retenir l’ex­is­tence”

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