Charles Péguy, tout le monde en par­le, et peu l’ont lu,  puisque les médias en com­mé­morant sa mort mythique aux Chemins des Dames lors de la guerre de 1914–1918, se posi­tion­nent dans une atti­tude patri­o­tique, d’autant qu’il fut un temps social­iste au sens où on pou­vait l’être à cette époque. Mais Péguy, chez cer­tains syn­di­cal­istes de la poésie à courte vue, inquiète. Il fut en effet un mil­i­tant chré­tien, un chantre de la défense de la patrie, un exalté de la tran­scen­dance qu’il est facile, un siè­cle après, de faire dérap­er du côté de ce que les bouch­es tor­dues et con­stipées d’idéologie mal digérée, appel­lent aujourd’hui, pour un oui ou un non, « de l’extrême-droite » !

   Avec l’immortel Charles Péguy,  c’est l’ami Pierre-Guil­laume de Roux, qui a été le mieux inspiré en édi­tant une « pièce d’écriture » de Jean-Luc Sei­gle, « Le cheval Péguy, un mys­tère » (1). Pour l’auteur, la poésie de Péguy est « dans le rem­pail­lage des chais­es que sa mère et sa grand-mère rem­pail­lent, dans la vieil­lerie de sa grand-mère qui a des mains d’homme. La poésie a des mains d’homme. La poésie est aus­si dans les paysages que les sabots du cheval  de Jeanne ont foulés ». Sei­gle explique avec brio ses con­nivences avec Péguy, la famil­ière étrangeté de ce répub­li­cain avant tout, l’envoûtement que ses textes sus­ci­tent. « C’est une écri­t­ure de forçat  qui oblige à une lec­ture de forçat ».  Il a cher­ché à faire entr­er dans la cathé­drale Péguy, nous mon­trant « l’héritage lit­téraire unique qu’il nous a lais­sé ». Il a réussi ;

  Luis Ocana fut, lui, un coureur cycliste, vain­queur du Tour de France, qui s’est don­né la mort en mai 1994.Hervé Bougel (2), a su se gliss­er dans la peau du mythe Luis Ocana, avec le pre­mier vélo, l’envie d’en découdre avec Eddy Mer­ckx,  les pre­mières vic­toires et  les chutes ver­tig­ineuses… Ses poèmes en prose lais­sent enten­dre ce que serait le choix d’un sui­cide pour cause d’euthanasie. Tout sonne juste. À la tête d’un pelo­ton de mis­ère, seri­ons-nous tous des Ocana en perdition ?

  Jean-Claude Pirotte qui tenait une rubrique de poésie dans Lire, fut beau­coup flat­té par ceux et celles qui s’imaginent encore qu’avoir son  nom dans un mag­a­zine de ce type garan­tit que le poète ivre d’orgueil entr­era dans la postérité ! Pau­vres de nous tous ! Depuis de longs mois la juste rumeur nous dis­ait que l’ami Pirotte souf­frait d’un can­cer général­isé et qu’il ne guéri­rait point. Sa  vie d’aventurier m’émerveillait parce qu’elle prou­vait sa générosité,  sa farouche lib­erté d’individuation. Et elles furent nom­breuses les mouch­es dérisoires de la poésie con­tem­po­raine qui tour­naient autour du cadavre annon­cé pour en extraire un élan vital dont elles avaient tant besoin…  En effet, en domaine de poésie, tout est pos­si­ble même le pire. Les croque-morts sont légion. Jamais les incon­nus ne pleurent autant quand ils per­dent un authen­tique poète comme le fut Jean-Claude Pirotte. Il suf­fit de lire son  dernier recueil paru chez Le Cas­tor Astral pour s’en per­suad­er. (3). Affron­ter la men­ace de mort et d’anéantissement avec les seuls mots comme boucli­er est un priv­ilège des plus grands. Jean-Claude Pirotte n’a plus rien à prou­ver désor­mais. Il est.

    Hélène Cadou, quant à elle, fut l’égérie de René-Guy Cadou, l’un des plus mer­veilleux poètes du vingtième siè­cle. Mais ses écrits, tra­ver­sés d’une fraîcheur d’écologiste avant la let­tre, n’atteignent jamais la valeur de son com­pagnon. (4 et 5). Là aus­si « nos » édi­teurs un peu trop oppor­tunistes avaient cru qu’en la pub­liant et la repub­liant, on en oublierait presque sa fragilité extrême, la mod­este source de son inspi­ra­tion. Mais là aus­si, l’éditer lais­sait entrevoir un suc­cès dans les librairies… Cadou est un mythe, celui de l’instituteur qui voulut que son exis­tence fut tout entière con­sacrée à la poésie. Et Cadou, en « bran­car­dier de l’aube » a su garder un esprit d’humilité. La total­ité de ses textes spon­tanés  sont autant d’éloges des « Biens de ce monde » et des mir­a­cles du blé. Le suc­cès posthume des œuvres de Cadou ne se dément pas, l’auteur d’ Hélène et le règne végé­tal (6) ,  avec ses goss­es qui cri­ent dans la cour, la petite  cham­bre de terre qui fut la sienne, les murs nus de sa vie, sa « rai­son secrète d’espérer » nous offre La Vie rêvée sur un air de  com­plainte éter­nelle. Cadou, à mes yeux, représente la vengeance inat­ten­due de la lis­i­bil­ité immé­di­ate sur l’obscurité voulue du lan­gage prétentieux.

    Pierre Seghers me con­fi­ait – mais après tout, il n’est pas tou­jours exem­plaire comme aucun de nous, ces­sons d’en faire un pape qu’il n’est pas et qu’il n’a jamais voulu être ! – qu’il détes­tait les revues qui dis­séquaient le lan­gage et  ne pro­po­saient pra­tique­ment pas de poèmes (7). Il repre­nait sou­vent cette phrase couperet de Picas­so : «  Existe-t-il tou­jours, à Paris, de ces cri­tiques qui empêchent les pein­tres de peindre ? ».

    Les recueils édités de feu Hélène Cadou n’ajoutent absol­u­ment rien à sa gloire. Mais, en domaine de poésie, toute vérité n’est pas bonne à dire, même à voix basse. Depuis longtemps, je ne l’ignore pas.

   Ce que nous craignons par dessus tout quand nous feuil­letons une volu­mineuse antholo­gie de la poésie du vingtième et du vingt-et-unième siè­cle, c’est le syn­drome du bot­tin mondain ! Sou­venons-nous : il est des édi­teurs du siè­cle dernier qui,  en pub­liant sys­té­ma­tique­ment un très grand nom­bre de poètes, avec ou sans compte d’auteur (la ques­tion de l’âme n’est peut-être pas là !), ne risquaient rien en pré­ten­dant que dans ces 500 titres, il y aurait tou­jours un auteur important.

   Abon­dance n’est pas tal­ent. S’exposer n’est pas une erreur, c’est un devoir.

   Heureuse­ment, la qual­ité se fait tou­jours remar­quer. Et j’en veux pour preuve le superbe livre de Gabriel Bounoure Sou­venirs sur Max Jacob (8) avec deux por­traits de Max Jacob par Picas­so et un de Picas­so par Max Jacob, réédité par le déli­cieux Fouad El-Etr pour le 32ème Marché de la poésie. Voilà bien ce que l’on peut réus­sir de mieux en 2014 ! Grâce à ce texte de con­férence, feu Gabriel Bounoure nous rap­pelle avec force que Max Jacob a « tou­jours cru que la poésie était une spir­i­tu­al­ité mag­ique qui ne pou­vait s’obtenir que par une défaite en nous des démons ». Il croy­ait que la poésie est une sor­cel­lerie blanche qui nous est don­née par les puis­sances supérieures. Dieu que nous sommes éloignés alors des modes de « Mono­prix », sous cou­ver­tures aux couleurs agres­sives, prô­nant de belles poét­esses du Sud à l’inspiration aus­si courte que le sourire !

                                                                        

(1)  Jean-Luc Sei­gle, Le Cheval Péguy, un mys­tère (Pierre-Guil­laume de Roux, 2014)

(2)  Hervé Bougel, Tombeau pour Luis Ocana (La Table Ronde, 2014)

(3)  Jean-Claude Pirotte, Gens sérieux s’abstenir (Le Cas­tor Astral, 2014)

(4)  Hélène Cadou, Le prince des lisières (Rougerie, 2007)

(5)  Hélène Cadou, Le bon­heur du jour, suivi de Can­tate des nuits intérieures, Pré­face de Jean Roubaud (Bruno Doucey, 2012)

(6)  René-Guy Cadou, Hélène ou le règne végé­tal (Seghers, réédité régulièrement)

(7)  Jean-Luc Max­ence, Au tour­nant du siè­cle, Regard cri­tique sur la poésie  française con­tem­po­raine (Seghers, 2014)

(8)  Gabriel Bounoure, Sou­venirs sur Max Jacob (La Déli­rante, 2014)

 

 

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