Quand je songe à Odile Caradec, je vois aus­sitôt se pro­fil­er dans ma mémoire des poèmes prime­sautiers, fan­tai­sistes, con­crets, char­nels, qui nous mon­trent com­ment dés­ap­pren­dre le monot­o­ne, des poèmes pro­pres à célébr­er l’il­lu­mi­na­tion des arbres à l’in­térieur des âmes, tant il est vrai que nous en avons bien besoin, surtout nous qui vieil­lis­sons. Car Odile, à plus de qua­tre-vingts ans, a gardé un esprit éton­nam­ment vif, avec aus­si le goût de nous rap­procher de l’animal le plus hum­ble, auquel elle rend hom­mage, comme avant elle le Béar­nais Fran­cis Jammes : Or dis-toi bien ceci : tout poème ter­miné / (l’est-il jamais ?) / ne vaut pas le for­mi­da­ble braiement de l’âne, et elle ajoute : Que ne puis-je braire pour dire ma pleine / sat­is­fac­tion.

        Si la fan­taisie lui est naturelle, cela ne l’empêche pas de choisir – mais choisit-on en poésie ? – des sujets graves. Ain­si la mort est omniprésente, car humain relatif / humain infinitési­mal que nous sommes, il faut se garder de l’orgueil des grands de ce monde qui ont l’outrecuidance de se croire immor­tels. Odile sait que les morts cori­aces peu­plent nos paysages intérieurs, et sont le revers de la chair ombreuse du monde ; et, de fait, quand le poète arbore une écharpe couleur de feu, et se ceint des mots pour traduire le monde, la mort devient invraisem­blable, puisque la poitrine des vivants se soulève et repousse / le beau ciel étoilé. Le poète est de plain-pied avec ses morts, car ceux-ci, de tranchée en tranchée / sont en con­cil­i­ab­ules / ils ont une réserve inépuis­able / de mots non encore employés. D’où son goût pour les cimetières : Lais­sons les psy­ch­an­a­lystes cracher sur les tombes / moi, j’aime respir­er dans un cimetière d’Ar­morique / où les péris en mer voisi­nent avec les poètes. Elle remar­que d’ailleurs que le cimetière me sem­ble très loin­tain / le ciel est une douce pierre sur mon cœur. La mort, le grand silence, la mort est un grand man­teau blanc / sans un pli sans une ombre / les ombrages de la mort sont dans les mains des morts. La mort qui fait par­tie inté­grante de la nature, mais dont les humains ont oublié la sim­plic­ité, au con­traire des ani­maux : Il faut mourir caché comme les ani­maux / en pleine forêt au pied d’un arbre / sa sève aide le cœur à se rem­plir de froid / sa couronne de branch­es apaise. Et, au lieu d’en faire un tabou dont on ne par­le pas, le poète s’en réjouit presque : La mort est une jolie con­clu­sion à la vie / elle sent si bon la terre / Ah ! s’étir­er dans tous les sens / alors que les gens du dessus / vous croient raide.

         On sait bien que, sans doute, pour écrire un poème, aus­si bien que pour le lire et l’apprécier, le silence est néces­saire, et le soir, et la nuit, et le petit matin aus­si, quand on n‘est pas encore entré dans la folie de la course du quo­ti­di­en ou quand on n‘y est plus. Je voudrais enten­dre le bruit que fait la peau en pous­sant, affirme le poète, qui se lève pour éprou­ver notre ver­ti­cal­ité, et retrou­ver la res­pi­ra­tion de la vie, claire et dense : Ah ! Que ma poitrine soit la proue du navire. Quoi de plus naturel, de plus déstres­sant que la res­pi­ra­tion, ce que les comé­di­ens ou les yogis – et les poètes – savent : Respir­er vaut fumer, engloutir l’air bleu / l’air vert, l’air jaune. Ain­si elle peut capter en sour­dine les eaux furtives du poème. A‑t-on remar­qué que la flu­id­ité des vers des poètes en général, de ceux d’Odile en par­ti­c­uli­er, les fait couler comme un ruis­seau, une riv­ière, un fleuve, ou comme la mer même, sou­vent présente d’ailleurs, chez notre auteur qui ne renie pas ses orig­ines bre­tonnes ? Et elle peut célébr­er cette joie de vivre, au réveil : Ô la belle mat­inée de ciel tout entier / j’ai deux cornes de joie sur le front, quand elle peut affirmer avec cer­ti­tude que débar­que au plus pro­fond / de toi la balle de lumière, puisque cette lumière que nous pos­sé­dons tous en nous, cette lumière qui, ana­logue à la neige, peau lumineuse du silence, est peut-être la part de Dieu en nous, ou en tout cas notre part de créa­tion. Et qui per­met au poète, comme à tout être humain de se trou­ver : tu es de plus en plus éton­née d’être celle que tu es, souligne-t-elle avec sur­prise, car tu ne t’es jamais habituée à toi-même.

         Et c’est la jubi­la­tion : Odile nous rap­pelle que manger dormir marcher ne sont que choses vaines / Ce qui est pri­mor­dial c’est que bondisse ma cervelle. Ah ! Quand soudain je deviens plus grande que la cham­bre, le poème va venir, entr­er en scène, comme une scène inédite dans notre théâtre intérieur : il ouvre toutes les portes, comme le bel E muet […] l’E muet, irrem­plaçable, qui plane, et que l’au­teur célèbre ici, comme sont célébrés ses amis les poètes : J‘ai tra­ver­sé la rade de Brest avec Saint-Pol Roux / Cape et cha­peau mag­nifi­aient l’Atlantique. Car ce qui compte, avant tout, c’est l’ivresse d’écrire, dans toutes les sit­u­a­tions : J’ac­croche des poèmes au der­rière des auto­mo­biles, par tous les temps : bien­tôt la neige me fera dériv­er vers la poésie, avec par­fois une sorte de rage de pré­da­teur cher­chant ses proies par­mi les mots : En vain j’avais bat­tu les pages / et voici que je trou­ve un poème-fau­con / Moi, la proie, j’ac­cepte d’être emportée / dans le cœur froid de l’air. Cette écri­t­ure de promeneuse soli­taire : on te voy­ait marcher dans tes poèmes, qu’il s’ag­it de capter à tout instant, de ne pas laiss­er échap­per : Un car­net fur­tif m’ac­com­pa­gne / il ne fait pas de bruit”, dans le silence pro­pre à la marche, à l’ob­ser­va­tion, aux pas qui s’a­joutent les uns aux autres, et pen­dant lesquels l’au­teur remar­que : Il n’est que de tourn­er les pages / d’ab­sorber tous les blancs / d’en­granger le silence, pour aboutir à cette mer­veille : des Livres de poésie / livres de peu de bruit. Mais qui sont aus­si des livres char­nels, con­crets, proches de la fab­ri­ca­tion arti­sanale : Sinon mod­el­er de la terre, / des poèmes, des notes / et du char­nel aus­si, des poèmes faits à la main qu’­ex­plore l’ex­trême pointe de nos doigts / là où est le touch­er / ce Fin­istère de nos corps, poèmes qui guéris­sent aus­si des petites douleurs du vieil­lisse­ment : Et moi qui ai mal aux artic­u­la­tions / à force de me rouler / dans l’herbe humide / j’ai besoin d’un poème acupunc­teur.

         Tiens, à pro­pos d’herbe, songeons à la source d’in­spi­ra­tion intariss­able qu’est chez Odile la nature, avec ses végé­taux, par­mi lesquels les grands arbres qui mon­tent presque jusque sous ses fenêtres la saluer chaque matin : Arbre, sauterelle mag­ique !. Elle aime tant les arbres qu’elle peut dire : Je célèbre l’il­lu­mi­na­tion des arbres à l’in­térieur des âmes, les tour­bil­lons d’as­tres. Odile remar­que ailleurs : Les arbres ont le vent en poupe / ils caressent l’hu­mus, et surtout Sous un arbre tout neuf la paix sent bon, elle y sent la res­pi­ra­tion de la vie de la nature, et pour cela, vite, il ne faut pas rester cloitré dans un apparte­ment : et moi bien enfer­mée, bien close, j’ou­vris / mes mille et une fenêtres pour hap­per l’air / ce don for­mi­da­ble des dieux. La nature, c’est aus­si les astres et le ciel : Ne rien rater par soleil ray­on­nant, et bien sûr les fleurs : Je vais pass­er ce jour en com­pag­nie d’une fleur d’hibiscus. Pour la Bre­tonne qu’elle est restée dans son exil poitevin, pas de nature sans mer et sans vent : Un peu plus loin, la mer con­tin­u­ait à agrandir le monde / les arbres à repouss­er le vent pour que la mai­son /soit bien close. Et puis, il y a les ani­maux : Un lapin blanc éclaire d’un seul coup / toute la forêt. Et Odile aime par­ti­c­ulière­ment les chats (recueil Chats, dames, étin­celles), les vach­es (recueil Vach­es, auto­mo­biles, vio­lon­celles) et cet âne qu’elle célèbre à plusieurs repris­es : Un âne seul dans un tail­lis / son muse­au doux tire la langue […] Eux sont tous nus et glo­rieux / l’herbe en sait quelque chose / qu’ils foulent de leurs sabots fer­mes / de leurs sabots à étin­celles. Dans la nature, tout est fête pour le poète qui voit même la fenêtre qui s’ou­vrait d’un seul coup / parce que la vue sur la mon­tagne était trop belle.

         Et puis, quand on lit Odile, on ne peut pas pass­er à côté de son humour extra­or­di­naire, que ce soit pour se moquer de son enfance dans les écoles religieuses : Dans la cathé­drale de Quim­per il y avait un très joli curé […] Nous étions imbat­ta­bles sur tous les noms de Dieu / et le tout jeune abbé quand il se retour­nait / nous bénis­sait, par trou­peaux de donzelles, ou qu’il s’agisse des tâch­es ménagères : Le bal­ai à la main je mesure le monde à par­courir, ou même quand elle se moque des astres qui nous éclairent : Avec le gros der­rière de la lune / On fait des voiles nup­ti­aux / Tant pis si tout cela pète / Sur la mer des tem­pêtes, ou bro­carde les analy­ses médi­cales abu­sives : J’en ai assez qu’on analyse mon sang / sans crier gare / On pour­rait y trou­ver des mar­queurs incon­nus / mais con­nus de moi seule / de ces mar­queurs qui sont griffes de poésie. Elle sait aus­si cham­br­er ses col­lègues mas­culins : Ô têtes d’hommes sur plat à barbe / bien présen­tées / pour être dégustées, fin fes­tin d’araignées ! […] Ô beaux cerveaux pen­sifs sin­u­ant de cir­con­vo­lu­tion / en cir­con­vo­lu­tion / pour pro­duire belle, sub­lime poésie !, ou gouailler sur son corps qui com­mence à défail­lir : La nuit j’en­tends cra­quer ma colonne vertébrale / J’en­tends ma colonne vertébrale que dépè­cent mes mus­cles / et quelques petits nerfs lan­cent leur cri de guerre / dans mes nuits presque blanch­es. Elle n’ou­blie pas même les petits besoins de la vie, si rarement sig­nalés en poésie : Un pipi silen­cieux aux marges de l’his­toire / un pipi de plein vol, pipi de pip­istrelle […] piss­er tout douce­ment / ouïr les eaux du ciel / couler sans fin. Oui, on ne s’en­nuie jamais avec Odile, on rit, on s’é­tonne, on se moque, on s’a­muse ; elle nous dit bien : Un poème glis­sé sous la terre / peut faire beau­coup de bruit. Ce qui est bien vrai, mal­gré le peu de lecteurs qui lisent de la poésie.

         Enfin, il y a cette sen­su­al­ité que je ne trou­ve que dans la poésie fémi­nine – j’en demande par­don à Odile, qui se veut poète et non pas poétesse – une sen­su­al­ité à fleur de peau qui lui per­met de fer­mer les yeux pour écouter au fond de sa mémoire. Et d’aimer la nuit, la nuit des poètes : Ô la nuit amoureuse / les longs ser­pents de bais­ers dans les cham­bres. Ces nuits dans lesquelles même la lumière est sen­suelle : Ô lampe, dans ton arron­di je me love. Et Odile surtout appré­cie les nour­ri­t­ures ter­restres, aux­quelles elle con­sacre de beaux poèmes, comme Le fro­mager-poète qui n’ou­blie pas le bleu d’Au­vergne / aux yeux si bleus que le fro­mage / devient pâte divine. Elle sait que Pour tous les palais en fête / mon âme s’ou­vre à deux bat­tants, et célèbre le bon restau­ra­teur mieux que le Guide Miche­lin : Nous irons clairon­ner en ville / les splen­deurs de votre cui­sine / Tam­bours, cym­bales par devant / par der­rière nos pans­es / piquetées de rosettes et de rubans vio­lets / Ô palmes ! Ô lauriers !

         Les humains sont là aus­si, les hum­bles pour qui la com­pas­sion du poète est acquise, car Odile, à l’in­star de Vic­tor Hugo (rap­pelons-nous du Men­di­ant dans Les Con­tem­pla­tions), se sent proche des SDF, pour qui elle souhaite qu’on ne célèbre pas les fêtes sans eux : Noël pour tous les sans feu ni lieu / dans le roulis du dés­espoir / Noël, escar­billes et brais­es / Noël, dans les cou­tures éclatées. Elle souhaite de la chaleur pour tous : De la chaleur, des brais­es, voilà ce qu’il nous faut / nous ne fer­merons nos ser­rures / nous ne calfeu­trerons nos corps / dans des vête­ments à haut col / Pour tous les doigts du monde, des braseros. Les autres ce sont aus­si les ancêtres qu’il ne faut pas oubli­er, ses par­ents d’abord : Un toast pour célébr­er mes géni­teurs / ils m’ont appris qu’un vio­lon­celle / pou­vait avoir des ailes / et que la langue alle­mande avait un goût de fruit / le vent, la mer, les îles, un arôme de lib­erté / la mort, un col­oris nacré, et son grand-père, le médecin des pau­vres auquel elle rend un bel hom­mage. Bien sûr, en tant qu’in­di­vidu, Odile n’est pas à l’abri de l’an­goisse : L’an­goisse peut nous pren­dre au milieu de la nuit / Qui veille sur les corps dans les ténèbres ? / Où est le souf­fle ? / Où est l’ange promis et où la récom­pense ? Elle sait aus­si que tous les hommes ne sont, hélas, pas prêts à l’empathie : Le dur c’est pour les vifs / dur des maisons, dur des con­ver­sa­tions / lente, lente incom­préhen­sion / dur des oreilles d’âne.

         On l’a com­pris, je suis un grand admi­ra­teur de la poésie d’Odile Caradec. Quand j’ai un coup de blues, j’ou­vre un de ses recueils, à n’im­porte quelle page, et c’est bien plus effi­cace qu’un cachet d’an­ti-dépresseur ou qu’un coup de gnôle. Mer­ci, Odile, de ces poèmes rafraîchissants qui nous peu­plent l’âme, qui ren­dent cha­cun de nous apte à se tenir prêt pour la grande croisière de la nuit, qui nous per­me­t­tent de nous crois­er en silence, car ses pas, on peut même les sus­pendre. Je gage que tous tes lecteurs veu­lent bien se laiss­er, comme toi, oubli­er dans la roton­dité du monde.

République terre vient d’être pub­lié en novem­bre 2013 chez Odile Ver­lag : http://www.odile-verlag.de/ auprès de qui on peut se le procurer.

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Textes choisis d’Odile Caradec dans son anthologie à paraître en édition bilingue français-allemand, République Terre

 

Je suis pro­gram­mée pour la liberté
Le moin­dre petit bout de peau
    Le moin­dre petit leucocyte
   Chez moi a un nimbe

 

* * *

 

Ne rien rater par soleil rayonnant
se fon­dre dans la splen­deur de l’herbe
dans la terre qui vibre et flamboie
Être un humain complet
Réser­voir d’oxygène
pour tout le sang du monde

Je vais pass­er ce jour en com­pag­nie d’une fleur 
  d’hibiscus

Inaudi­ble le bruit du sang dans une assemblée 
  d’hommes 

 

* * *

 

Ô LUNE

 

On m’a per­mis de m’appeler Odile
de com­mencer mon nom par un grand O
vide

Qu’aurais-je mis dedans sinon des cerceaux
et des ronds de chapeau?

On m’a vue faisant partout des ronds dans l’eau
Ce n’était pas photogénique

Je retrou­ve tout dret les boniments
où l’on par­le de soi en ver­si­fi­ca­tion prolunaire
et s’endormant quasi
entre les branch­es débonnaires
des grands matous que sont les arbres cervicaux

Avec le gros der­rière de la lune
On fait des voiles nuptiaux
Tant pis si tout cela pète
Sur la mer des tempêtes 

 

 

* * *

 

LE MAGNIFIQUE

 

J‘ai tra­ver­sé la rade de Brest avec Saint-Pol Roux
Cape et cha­peau mag­nifi­aient l’Atlantique
Je n’étais qu’une petite fille sans cervelle
ne savais de la poésie qu’un ou deux noms

Nous avons pris le car du Fret à Camaret
mais ne me sou­viens pas s’il m’a parlé

L’essentiel c’est le man­teau noir
de ma mémoire

 

* * *

 

Je voudrais voir des quan­tités de gros poèmes
bouger comme des lustres

Un poème fait de cette sorte
n’a rien d’un encensoir
il ressem­blerait plutôt
à une épée de feu

Et moi qui ai mal aux articulations
à force de me rouler
dans l’herbe humide
j’ai besoin d’un poème acupuncteur
 

 

Bibliographie 

De sa riche bib­li­ogra­phie, sig­nalons les derniers titres parus :

Le ciel, le cœur, bilingue français-alle­mand, illus­tra­tions Clau­dine Goux, édi­tions en Forêt, 2011

Le sang, cav­a­lier rouge, Sac à mots édi­tions, 2010

En belle terre noire, bilingue français-alle­mand, illus­tra­tions Clau­dine Goux, édi­tions en Forêt, 2008

Mass­es tour­bil­lon­nantes, illus­tra­tions de Pierre de Chevil­ly, éd. Océanes, 2007

Chats, dames, étin­celles, bilingue français-alle­mand, illus­tra­tions Clau­dine Goux, édi­tions en Forêt, 2005 

 

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