Qu’est-ce que la poésie ? Onze de Régis Lefort offre plusieurs répons­es, ou plusieurs pistes ouvertes à la réflex­ion qui ne manque pas de naître à cette ques­tion. Il faut d’ailleurs not­er que ni la cou­ver­ture, ni la page de titre du livre n’en indiquent le genre…

S’il est impos­si­ble d’i­den­ti­fi­er la source de ce que j’ap­pelle par com­mod­ité le poème (sauf fugi­tive­ment et encore le lecteur ne peut que sup­pos­er un point de départ pour telle ou telle suite), on remar­que dans Onze ce qui ressem­ble à des poèmes (car Régis Lefort va à la ligne sans en avoir atteint la fin) et ce qui ressem­ble à de la prose (encore qu’elle soit par­fois trouée de blancs mis entre cro­chets et suiv­is d’une ✳ qui ren­voie à un para­graphe en bas de page)… Le titre lui-même reste énig­ma­tique : si la pre­mière suite, inti­t­ulée “Ce que je ne sais pas”, est com­posée de 11 poèmes de 11 vers, la deux­ième (“Soleil et lave”) de 11 poèmes mais de trois qua­trains…, dès le “chapitre” (?) VI, le lecteur se trou­ve devant un poème unique com­posé de six dis­tiques. L’hy­pothèse qu’il avait for­mulée quant à la sig­ni­fi­ca­tion du titre se trou­ve ain­si infirmée…Peut-être faut-il “réap­pren­dre” à lire dès qu’on a Onze entre les mains, ne plus sauter les pre­mières pages (faux-titre, titre, dédi­cace…) pour démar­rer au plus vite la lec­ture dès le pre­mier mot du roman ou du poème. Dans cette “périphérie” du livre se trou­vent de pré­cieux ren­seigne­ments. Il en est ain­si avec Onze : le livre est pub­lié aux Édi­tions (de) Val­longues, il est dédié À la mémoire de Chris­tine Andreuc­ci et s’ou­vre sur une épigraphe de Roger Van Rog­ger. Sans doute faut-il rechercher dans une quel­conque ency­clopédie (en ligne de préférence) ce que recou­vrent ces trois noms pro­pres. Rien d’ex­tra­or­di­naire à cela car le lecteur curieux et avide de con­nais­sances n’ou­vre-t-il pas son dic­tio­n­naire quand il butte sur un mot incon­nu ? Comme ici, par exem­ple page 21, le mot aphérèse dont Lit­tré nous apprend qu’il désigne une fig­ure de gram­maire par laque­lle on retranche une syl­labe ou une let­tre au com­mence­ment d’un mot. Et c’est ain­si qu’on apprend que Chris­tine Andreuc­ci fut à la fois la direc­trice des Édi­tions de Val­longues, une uni­ver­si­taire spé­cial­iste des poé­tiques mod­ernes con­tem­po­raines et la fille du pein­tre et poète Roger Van Rog­ger décédé en 1983, que ce dernier vécut les dernières décen­nies de sa vie sur la colline de Val­longues située sur le ter­ri­toire de la com­mune de Ban­dol. Et que les Édi­tions de Val­longues ont à leur cat­a­logue Janos Pilin­szky et Paul Celan, deux poètes dont l’écri­t­ure se rat­tache à la tra­di­tion her­mé­tique et sym­bol­ique et, au-delà de cette tra­di­tion, à une expéri­ence per­son­nelle d’une grande dif­fi­culté et d’une grande exi­gence… Mais cette approche pointil­liste ne fait que débrous­sailler le paysage !

Reste alors à s’en­fon­cer plus pro­fondé­ment dans le livre, se con­fron­ter aux poèmes, aux pros­es… Il y a des entrées plus faciles que d’autres. Ain­si, la suite V inti­t­ulée “Moth­er” (11 poèmes de 21 vers dont le dernier est très court) : si le pre­mier vers du pre­mier poème (“pour enten­dre ce que tu ne me dis pas”) ren­voie au titre de la pre­mière suite (“Ce que je ne dis pas”), le lecteur saisit de suite qu’il s’ag­it pour Régis Lefort de revenir sur les rap­ports dif­fi­ciles qu’il a eus avec sa mère : “pour enten­dre une fois une seule / un son qui ne soit pas un ordre / une rép­ri­mande un juge­ment / pour enten­dre de ta voix / j’ai envie que tu sois mon fils / …”. D’ailleurs, cette mère est appelée la moth­er. On pense alors à Vital­ie Cuif, la mère d’Arthur Rim­baud. Mais l’im­por­tant ici est la “réc­on­cil­i­a­tion” que vit l’au­teur à la mort de la mère, le som­met en est atteint dans l’a­vant dernier poème dont l’in­cip­it est “ne demeure pas où morte tu meurs”. La moth­er devient la mère, maman parce qu’en­fin Régis Lefort écrit pour il ne sait quel vœu de silence… On se sou­vient alors que les allu­sions au lan­gage, à la langue, au cri, à la parole, au silence…, les références aux verbes comme dire, pronon­cer, artic­uler, enten­dre… sont nom­breuses. Comme si le véri­ta­ble sujet de Onze était le rap­port à la langue… Et comme si l’hétérogénéité des formes ici regroupées n’é­tait que la tra­duc­tion des divers­es straté­gies employées pour mieux décrire, mieux saisir (enfin, serait-on ten­té d’écrire) ce rap­port… Peut-être faut-il alors repren­dre sa lec­ture pour mieux décoder ? Et mieux com­pren­dre les con­traintes formelles que se donne Régis Lefort.

Car il serait vain de chercher une sig­ni­fi­ca­tion au nom­bre onze dans les divers­es tra­di­tions ésotériques (tarot, astrolo­gie, kab­bale…) qui sont autant d’im­pass­es. Pour ne pas dire de supercheries. C’est du moins l’avis du matéri­al­iste con­va­in­cu que je suis : la cri­tique n’est-elle pas une activ­ité à risques ? C’est égale­ment la con­vic­tion que j’ai devant cette écri­t­ure ; Régis Lefort n’écrit-il pas par ailleurs, dans un arti­cle (Poésie et didac­tique de la poésie, nov 2009) : “La poésie est une effer­ves­cence formelle et nous pour­rions retenir trois car­ac­téris­tiques essen­tielles : la poésie est liée à l’inten­sité, celle de la langue et de la saisie du monde par oppo­si­tion au délayage ; la poésie est liée à la den­sité, elle est une sorte de syn­crétisme ; la poésie est liée à l’opac­ité…”

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