Il y a sans nul doute une his­toire de la poésie. Peut-être ce réc­it par­ti­c­uli­er, nour­ri de con­tin­gences indi­vidu­elles et de graves néces­sités col­lec­tives, est-il achevé. Peut-être donc la poésie, comme la langue, sont-elles mortes. Peut-être, par suite, puisque toute affir­ma­tion se con­tred­it, l’histoire de la poésie n’est-elle pas achevée.

Si l’on se scan­dalise de ce qu’un homme se dise poète en se jugeant indépen­dant de l’histoire de la poésie et donc de l’espèce des poètes, il suf­fit de rem­plac­er la poésie par un autre mot. Nul n’est req­uis d’être grec. Ode à la fin du monde, p. 27

 

Rem­plac­er poésie par chant, par ode. Par chant tel que l’entend et le fait enten­dre (réson­ner) Pas­cal Bacqué :

Le chant est la cer­ti­tude de l’ébranlement de la langue tirée de soi, et de la décou­verte, au bout, de la même langue, dût-elle s’y bless­er, libérée de soi. p. 25

Cet indépen­dant poète est dis­cret. Ce chantre s’est muni pour­tant d’une arme red­outable, d’une voix à dou­ble tran­chant. Et creu­sant à l’air libre il fait assaut jusques aux soubasse­ments fébriles et ténébreux  de la langue française.  C’est un cho­far !

VENT ! LE VENT VIDE ET VIOLENT VIENT !
VENT, LE VENT IVRE ET SAVANT !

MER-PIERRE-HERBE
ET VENT
VELOURS-VOILURE – STABLE TENEBRE – FIBREUX-JUTEUX
ET VENT
Bouche-gouf­fre à dévor­er de l’homme –
Morte-matière à désoss­er de l’homme –
Poussée de sève à déni­ais­er de l’homme
Et vent
(MER – PIERRE – HERBE
ET VENT)

Mer se plante et réplique d’éclairs –
Et vent
Pierre s’ouvre sous bais­ers d’éclairs –
Et vent
Herbe s’infuse soudain d’influx d’éclair
Et vent
VENT ! LE VENT VIDE ET VIOLENT VIENT !
VENT, LE VENT IVRE ET SAVANT !

Extrait de « Ode au vent de Tréguier » in Ode à la fin du monde, p. 42

 

La vieille expres­sion française le dis­ait. Si mal com­prise, si mal appliquée qu’elle est aujourd’hui ban­nie, hon­nie. Le poème, le chant doit être su « par cœur », par le cœur, c’est en cet insi­tu­able lieu qu’il doit s’imprimé, s’in-primé. Non pour être recraché, régur­gité – ânon­né mais libre­ment vocal­isé. Du cœur remon­ter à la bouche, à la langue, il cherche moins une vocal­i­sa­tion qu’une vibra­tion harmonique.

Le livre est ain­si un abri, il n’est rien de plus. Ce livre est un recueil. Il recueille le chant, hum­ble­ment. Il l’éteint si nul ne l’ouvre pour dire. Si nul ne le dit il n’y est pas. Comme un « dit » antique, ce recueil n’est pas un livre à lire, il n’attend nul lecteur. Il faut avaler, aspir­er les mots par les yeux et ren­dre le chant, dire, expir­er le « dit ». C’est un psalmiste qui est req­uis, un can­tor !

Ce livre-chant inclut tous les champs du temps de l’Histoire, achevée-inachevée, de la poésie. Qua­tre odes se suc­cè­dent. Qua­tre chemins et péré­gri­na­tions, visuels et sonores dans l’or som­bre d’une langue qui s’élève au-dessus de sa glèbe allégée, de son humus gras détachée. Les qua­tre se dessi­nent et se devi­nent dès l’orée, dans le poème qui ouvre l’ouvrage et qui, âpre­ment dis­cuté dans la cor­re­spon­dance du poète avec Jean-Claude Mil­ner (pp. 11 à 26), devient le guide topologique des ter­ri­toires poé­tiques qui le chant sil­lonne dans les pages suivantes.

Cal­ligra­phie – typogra­phie font signe. A des­sein. Le chant claque, des­sine, tournoie, comme le vent de Tréguier, comme la foule de Paris, comme le monde qui, sans fin, finit. Puisque le chant doit en pass­er par l’imprimé qu’il imprime ses mar­ques, qu’il débor­de le cadre, qu’il morde le papi­er qui empris­onne – qui veut pren­dre son son, ses vives sonorités. Le chant vibre, il chao­tise l’ordonnancement servile de la feuille… et dévoile un ordre tout autre.

Sa vibra­tion recom­pose un patch­work unique. Un vis­age. Les formes, des vers les plus clas­siques aux éclate­ments de rimes, de rythmes et de prose, se font faces, se défient, se suc­cè­dent, s’envisagent. Plus pré­cisé­ment, son énergie vibra­toire ori­ente, par sentes et layons ser­pen­tant, VERS un vis­age syn­tax­ique, vers la face mes­sian­ique de la langue.

Ouvrir le français « uni­latéral, et tou­jours cof­fré par la per­fec­tion » (Hen­ri Michaux), comme la terre s’ouvre pour révéler le secret sous la pointe invis­i­ble de la céleste lance angélique, « irrup­tion d’une lumière par-delà le fias­co du refus, par-delà le fias­co de l’homme, par-delà le fias­co de son indépen­dance, par-delà le fias­co de sa langue » (p. 26), déporter la vieille langue, « dés­apren­tir son lan­guisme » (Nova­ri­na) pour s’éberluer des tré­sors tous jeunes et cinglants de « l’in-dit » qui reposent encore en son sein, pour que du néant s’élève un être, pour retourn­er crit­i­cisme et néga­tiv­ité en grâce…

Si le chant, l’ode, le poème ne fait pas ça ? Qu’est-ce donc qui le fera ? 

 

J’émerge en un champ retourné,
Fra­cas d’un pos­si­ble exténué
‑Venir et revenir pourtant –

D’Elias, après mille ans, p.138

 

 

 

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