Beau­coup d’esperluettes (&) dans le dernier recueil de poèmes de Pas­cal Boulanger, dont le titre s’affiche en dis­tique. L’esperluette, c’est ce qui fait nœud, tresse, tor­sade du « e » et du « t », comme dans cette trame :  « Titubant ça & là » (Vis­age du bar­bare, p. 60). C’est une union mys­tique, comme celle du croy­ant dans l’eucharistie, un nœud méta­physique, comme celui de la trinité catholique, un entrelacs, comme dans « le glou­ton entouré de clochards & de pros­ti­tués » (L’évangile a passé !, p. 59). Dans les manuels de typogra­phie, on dit que le sym­bole & est devenu l’apanage du « et com­mer­cial » au 20e siè­cle. La prose romanesque l’a com­plète­ment lais­sé tomber, l’abandonnant à l’usage com­mer­cial des « mar­ques » (comme Proc­ter & Gam­ble) et de la pub­lic­ité (longtemps, il res­ta le logo de &francetelecom). Il est temps, plus que temps, que la poésie se la réap­pro­prie, cette esper­luette, qu’elle se sou­vi­enne que Ron­sard l’utilisait déjà, en 1555, dans ses Hymnes, telles que Wechel les impri­ma à Paris : « Qu’eftu qui fait les vers, & leurs faints arti­zans… » L’esperluette accélère l’écriture, la ponc­tu­a­tion la ralen­tit ; J.B. Palati­no, dans son Livre d’écriture (Rome, 1545), écrivait : « On trace [l’esperluette] d’un seul trait de plume. » C’est comme le plan-séquence en ciné­matographe : le & fait le lien, comme dans ce titre de Pasoli­ni, Uccel­lac­ci & uccelli­ni (je sais, on écrit tou­jours ce titre avec un « e » entre les deux épithètes, mais c’est une grave erreur ! Désor­mais, pour mon­tr­er le lien indé­fectible entre ce film, la pen­sée de saint François d’Assise & les oiseaux (petits & gros), on utilis­era l’esperluette dans l’écriture de son titre ; cela rap­pellera la corde à nœuds qui ceignait la tunique du saint, comme l’indique Thomas de Celano dans sa Vie du bien­heureux François : « François délace ses chaus­sures, ne garde qu’une tunique et rem­place sa cein­ture par une corde »). Lisez ça : « les lacets ne sont plus noués / dans la niche au chien » (Les cheveux déployés, p. 24). Dans ce rap­proche­ment, l’image authen­tique de la vie des saints, libres d’attaches matérielles, appa­raît. Main­tenant, étab­lis­sons les liens entre ce recueil de Boulanger & le Ser­mon aux oiseaux de saint François d’Assise. Dans Madone (p. 21), Boulanger écrit : « Qu’y puis-je si chiffres & chif­fons / […] dégradent le ser­mon aux oiseaux ? » Quand ce n’est pas « Cen­drillon qui en appelle aux oiseaux sous le ciel » ! (Cen­drillon, p. 25.) Qu’on se remé­more enfin l’adresse du saint aux petits volatiles : « De toutes les créa­tures de Dieu, c’est vous qui avez la meilleur grâce. » Et pourquoi donc ? Eh bien, c’est très sim­ple : des plumes pour se vêtir, des ailes pour vol­er, gîte et cou­vert sans se fatiguer… What else ? L’absence de liens, et c’est l’Enfer ! « & nos bouch­es pois­seuses fardées / par des nuées de plumes / ne s’embrassent plus » (Seigneur, nous voici, p. 62). Ces oiseaux revi­en­nent une dernière fois dans le poème Les douze pier­res (p. 63), « Ils jouent la tunique aux dés / près de la croix que chevauchent les oiseaux du ciel », avant de s’envoler tout à fait.

De grandes cat­a­stro­phes se sont pro­duites, se pro­duisent encore : « L’ours en peluche sem­blable à l’ange gar­di­en / a été oublié sur un banc / & l’enfant ne sait plus com­ment / trou­ver les forces de l’amour / ni sur qui appuy­er ses mains égratignées » (L’attente, p. 69). Ou bien : « Déluge d’images depuis les satel­lites / les idol­es de la mort / jambes & cous enchaînés / entrent dans l’âge écranique » (Descente, p. 70). Et surtout  « je ne voy­ais plus autour de moi / que la présence de la mort / la mort en habit / la mort sans habit » (Naufrage, p. 23). Com­ment remon­ter de cet Enfer très con­tem­po­rain où « le mal pro­gresse » et les « hommes finis­sent / dans la rou­tine bornée de la mort » (Défaite, p. 18) ? Écrire, écrire encore et encore pour ouvrir les yeux. Il faut s’en met­tre plein la vue pour que les oreilles s’ouvrent, « flux sonore dans ma rétine » (L’inachevé, p. 38). L’œil écoute. Et, non, le silence n’est pas d’or (le vieux proverbe s’est trompé), il « vide les bar­rages », il assèche tout, l’eau vitale, par rup­ture du lien/des liens. « La parole n’est don­née / que pour enten­dre ce qui est tu » (Les cheveux déployés). C’est alors que « les vas­es se brisent » (allu­sion biblique s’il en est), et qu’ « est le jardin » (Jardin, p. 20). Le mou­ve­ment de l’écriture (qui est le seul vrai roman) pro­duit alors des mir­a­cles : « & c’est un jardin sur terre qui se con­stru­it / les enfants s’étonnent des milles canaux / qui ani­ment leurs mou­ve­ments / & de la pierre d’aimant qui fait tourn­er le monde » (Mou­ve­ment, p. 71). Au début était le Verbe. Il faut que ça tourne ! D’ailleurs, le lan­gage est fait pour ça (même s’il est très peu util­isé pour cette qualité).

Mourir / ne me suf­fit pas est un livre con­stru­it à rebours de la mort. Il tient tout entier entre la « fin des ter­res » (« J’ai besoin d’une lumière grise / loin des chiens qui aboient / pour m’habituer à la mort », Fin­istère, pre­mier poème du recueil), soit la mort de la con­nais­sance, la fin de l’Histoire, et la lumière, la lueur, si faible soit-elle, d’une bougie (« La flamme d’une bougie / bal­aie les dernières traces / du monde », La bougie) du dernier poème. Entre ces deux extrémités se joue le jeu du monde de Boulanger : au beau milieu de ses poèmes/poètes préférés, qui remon­tent par dis­crètes allu­sions : Bible, Dante, Rim­baud, Claudel, Pleynet, et même Hér­a­clite, le seul « païen » de cette con­stel­la­tion, dans un poème titré L’incestuel : « L’aiôn revien­dra jouer avec la parole / autre­fois lev­ée haut / quand sor­ti­ra de l’arche avec effroi avec joie / l’anonyme enfant. » Deux hypothès­es de tra­vail : 1/ L’exergue, emprun­té à Pierre Reverdy, annonce la couleur : « Je n’ai pas assez de place pour mourir. » À mort la mort ! 2/ Page 41 se tient peut-être la let­tre cachée du vol­ume, dans une « sim­ple » cita­tion de Jean Fol­lain, nom­mée « Trame » : « La même let­tre de plomb sert pour imprimer l’infâme décret mor­tel et la prière au ciel chré­tien […] » Boulanger a choisi son camp, celui, rim­bal­dien, où « après longtemps nous peu­plerons / d’enfants du désert notre roy­aume désert » (Demain, p. 43). Lais­sez venir à moi les petits poèmes de Boulanger, assen­ti­ments à la vie ! J’ai soif. Mal­heur à ceux qui recè­lent des déserts et élèvent des « murs aveu­gles » : c’est alors que « la mer des joncs ne s’ouvre plus », que « plus aucun fleuve souter­rain n’apparaît à la lumière » (Les murs, p. 28).

Et soudain, page 65, un poème m’est dédié, Bes­ti­aire des villes, qu’il s’appelle : « Fougueux furieux ils jail­lis­sent des bauges / les soies dressées les prunelles en feu / dévas­tant, en avant & en crachant, / les rues et les jardins & les ter­res emblavées […] » Ces créa­tures hor­ri­bles méri­tent l’Enfer dan­tesque ; d’ailleurs, ne regar­dant « jamais le ciel », « leurs pieds tor­dus ressem­blent à des pigach­es ».
On le sait, Boulanger a pronon­cé autre­fois une con­férence sur « Pleynet & Rim­baud » ; main­tenant, il écrit directe­ment du Rim­baud, c’est mieux ! Lisez ça : « Un cœur […] / marche dans la boue marche dans l’or / avec le gel de la nuit / dans la chaleur jaune des fauves. » (La bouche pour­rie, p. 42.)
Elle est retrou­vée ! Quoi ? La rosée du temps. Ce sont les « noces » de Pas­cal Boulanger allées (célébrées) avec les « vit­raux du ciel » (Rosée, p. 26).

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