Ce qui vaut écri­t­ure, la marche des troupeaux

 

Le nou­veau livre de poèmes de Pas­cal Com­mère, qui est en fait « un seul poème, avec quelque chose d’une nar­ra­tion », fait suite à un séjour en Mon­golie pen­dant l’an­née 2005. Il emprunte son titre, Tashu­ur, au monde de la steppe mon­gole. En effet, Tashu­ur « désigne le petit fou­et dont les cav­a­liers mon­gols, lanière passée autour du poignet, ne se sépar­ent jamais ».

Un anneau de pous­sière, en forme de sous-titre du livre, est cette sorte de nuage for­mé par le galop des chevaux dans la steppe mon­gole. En effet, le poème célèbre les grands espaces de lib­erté d’une terre encore vierge par­cou­rue par les chevaux au galop. C’est du moins ce que pense le lecteur de prime abord. Mais chez Pas­cal Com­mère, il s’ag­it aus­si dans ses poèmes du galop du lan­gage : « Ah, cette vie de cheval qui me colle à la peau », note-t-il. Le lan­gage, lâché dans un mou­ve­ment vers l’avant, forme un anneau de pous­sière et, une fois passé son galop, il ne reste que la pous­sière des mots. C’est une des grandes réus­sites de ce beau livre : Tashu­ur établit un par­al­lèle entre la marche des chevaux et l’écri­t­ure, entre les mots et les bêtes des trou­peaux. Par­fois, le poète va jusqu’à envis­ager que mots et choses sont au cen­tre d’un événe­ment vibra­toire où ils retrou­vent leur équiv­a­lence : « Et si peu vis­i­ble, un mot et tout de suite la meute, des traces sur la neige, quoi d’autre ».

Tashu­ur, c’est aus­si l’e­spoir que les espaces qui s’é­ten­dent à perte de vue per­me­t­tent par l’im­men­sité de leur nature, le rien qui les habite, de retrou­ver une intéri­or­ité dégradée. Le poète espère guérir « d’un mal d’ex­is­ter qui le cerne de toutes parts ». Il inter­roge sou­vent : « Com­ment nom­mer ce qui provenant de toi est en butte à l’im­mense […] Mais quel vide répond à ton nom ». Il inter­roge encore :

 

                               Que cherch­es-tu qui ne soit déjà forme & mesure
                               tant l’om­bre qui grandit cou­vre l’é­cho des galops
                               nul ne sait s’ils vien­nent ou s’en retour­nent – ni si
                               le lait au soir qui fume apporte paix Et réconfort !

 

Gardé par l’ancêtre mythique, « la lou­ve d’argile » – le poète ne s’ex­clame-t-il pas, détachant chaque let­tre : « Mon­golie l o u v e ! » –, l’e­space du poème se déploie depuis un vide fon­da­teur. De la même manière, le poète souhaite se des­saisir et pour cela il a « dessan­glé l’en­tier ». C’est « comme si déjà la steppe entrait en [lui] par tous les pores ». Il chevauche le lan­gage comme il chevauche le temps. Il vit une expéri­ence de nomade. Plus rien n’est alors pareil dans l’écri­t­ure et le rap­port à l’écri­t­ure. « Der­viche tourneur », guer­ri­er « guer­roy­ant trois con­sonnes nues », « cav­a­lier », il « arpente à / la façon des bêtes un ter­ri­toire que rien ne fixe ». Son errance le mène là où « rien / ne s’écrit qu’herbe rase, le plomb usé des mots ». Aus­si inter­roge-t-il « des yeux / l’herbe au vent ». Des mots martè­lent, tam­bouri­nent, piéti­nent. Cette présence de l’herbe, voix et souf­fle, n’est pas sans rap­pel­er un livre précé­dent, Gram­inées, pub­lié en 2007, où le poète avoue : « c’est comme si la voix des herbes s’é­tait à mon insu sub­sti­tuée à la mienne ». Quelque chose par­le, une voix qui échappe dans la prairie qui est « comme un livre ». De même, l’im­mense trou­peau par­court « la ligne inter­minable / où s’ex­prime encre noire la let­tre d’un cav­a­lier posé : seul signe majuscule ».

Si, dans Tashu­ur, le poète doit accepter « ce qui fut per­du », doit accepter l’in­con­nu qui s’ou­vre à lui, il con­sid­ère aus­si ce qui pré­side à la nais­sance de l’écri­t­ure. Il écrit « pour le gris la lumière poudreuse », « pour ce qui nous devance sans / qu’on sache », « pour ce qui n’est plus – est encore ». Certes, « la steppe ne recoud pas les fils brisés », mais son silence où se fait enten­dre la rumeur des galops con­voque un « étrange tutoiement » : celui-ci per­met de « repar­tir à l’aube », per­met de panser la bête.

Écrit sous l’égide de Paul Claudel ou de Guil­laume Apol­li­naire à qui est emprun­té l’épigraphe du livre, « À la fin tu es las de ce monde ancien », Tashu­ur pro­longe et com­plète dès le poème lim­i­naire : « Et de ce monde-ci, de l’autre – partagé / entre désir d’être et soumis­sion aux nom­bres ». En effet, une rup­ture a lieu depuis la con­ti­nu­ité car « les galops / antérieurs enchaî­nent d’autres fuites ». Une rup­ture avec les recueils antérieurs qui louaient plutôt la terre bour­guignonne d’où le poète est orig­i­naire. Avec Tashu­ur, Pas­cal Com­mère renou­vèle le cal­ligramme, fait s’en­tre­cho­quer les mots selon l’or­dre mal­lar­méen, invente le poème totem qui le sacre cheval.

Il faut lire Tashu­ur. Un anneau de pous­sière car « cha­cun, soulevé dès l’aube par un tour­bil­lon de pous­sière qui dure / et ne retombe, s’élance ». Il faut lire Tashu­ur comme la voix qui con­sole, non pas for­mule une ques­tion qui serait faite au monde dans l’e­spoir d’une réponse. Car comme l’écrit Lorand Gas­par, cet autre poète nomade, « Qui a jamais fait plus qu’approcher ? »

29 juin 2012

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