Si cela exis­tait, tous les poètes bre­tons, ces « bons com­pagnons de l’océan » dont par­lait Guille­vic, seraient des « poètes de la Marine » comme il existe des « pein­tres de la Marine ». Erwann Rougé, avec son dernier ouvrage “Passerelle — Car­net de mer” pub­lié chez L’Amouri­er, y sign­erait son entrée de la plus belle façon.

Mais fuyant la car­i­ca­ture, c’est bien plus qu’une éti­quette-cliché que nous pro­pose ici Erwann Rougé. La mer débar­rassée de son excès de sels lyriques y gagne en force, sincérité et en émo­tion. Ici les îles au tré­sor, c’est en soi qu’il faut les chercher. Les Boscos  les Cap­i­taines aus­si. Situé par Bernadette Gri­ot des édi­tions l’Amourier « entre recueil et réc­it », il s’ag­it tout sim­ple­ment de poésie. Une poésie écrite à même le blanc de la passerelle d’un navire, à même l’éc­ume fra­cassée en sillage.

Passerelle donc, un titre à plus d’un titre cer­taine­ment. Passerelle pour notre embar­que­ment sans doute mais aus­si et surtout pour le pilotage au plus près du roulis et des brumes. Comme si la météo marine titrait le poème comme elle titre les jours de mer. La mer des car­gos, des fer­ries, des remorqueurs, la mer en activ­ité, les odeurs d’huile. Le mau­vais temps, la bou­caille, les brumes de mer « il faut faire si peu de bruit pour voir ». Le mau­vais temps pour exac­er­ber les sen­sa­tions et pour en faire poème. Les élé­ments, le corps et l’écrit tou­jours intime­ment liés.

Mais passerelle aus­si, pass­er avec elle le temps, tout le temps, même dans l’éloigne­ment et l’ab­sence sur cette Manche par­fois imprat­i­ca­ble entre l’Ile de Batz et le port anglais de Poole. Le voy­age comme éclaireur d’amour. Loin des yeux encore plus près du cœur et du corps. L’in­time rap­proché. L’in­time, cet infi­ni arrimé à soi. Le corps « à appren­dre vague par vague ». Les départs, les retours au cocon de Loc Meven, au « noir fer­tile de la terre ». « Ramen­er quelque secret de mer de cette ligne d’hori­zon » et puis le départ à nou­veau, « un instant de désir », « un lan­gage blanc ». « Aimer n’est pas une paix ».

Et pour ter­min­er passerelle car Erwann Rougé est passeur de poésie en « car­net de mer » en « cahi­er d’er­rance », et passeur d’art aus­si (avec Gasiorowsky et Bram Van Velde). La mer comme miroir de l’écri­t­ure. Écrire ou le con­traste entre la mer agitée et le silence des mots sur le papi­er. « Sur le cahi­er d’écri­t­ure, je préfère me per­dre dans l’e­space blanc de la marge ». Comme le bateau écrit son sil­lage en mer, à la marge de la terre. « Écrire sans bord, à l’en­vers, de l’autre côté de la langue », « Écrire, si ce n’é­tait rien d’autre que sec­ouer le ciel… »

Ce livre, ce sont des voy­ages qu’on aimerait faire de cette façon, aux vents et ressacs de l’in­time, des amours qu’on aimerait vivre ain­si dans la chaleur du retour, des mots que l’on aimerait ordon­nancer aus­si bien. Ter­min­er un livre finit tou­jours par un ver­tige : le blanc fer­tile d’un nou­v­el espace ouvert. C’est ain­si que j’aime la poésie, à ciel ouvert.

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