Pauline Picot, BRACE BRACE

Par |2023-05-06T08:18:57+02:00 29 avril 2023|Catégories : Pauline Picot, Poèmes|

Il fut un temps où nous étions heureux
C’était il y a une heure
Il y a une minute
Il y a une seconde
En ce temps-là nous étions riches
Pleins aux as
Opu­lents comme pas permis
Nous ne savions pas encore
On ne nous avait rien dit
Mais la chose était faite

Puis quelqu’un nous a appelés
Quelqu’un nous a dit, nous a informés
Quelqu’un nous a annon­cé que
Et sim­ple­ment nous a troué le ventre
Sim­ple­ment a gâché notre bière
Sim­ple­ment a gâché nos vacances
Sim­ple­ment a gâché notre vie

Il a suf­fi d’une seconde
Au galop dou­ble galop
L’irruption l’infraction l’intrusion
Les sabots dans le visage
Au grand galop la catastrophe
A fon­du sur nous et nous a enfon­cé la gorge
For­cé l’estomac, per­foré l’intestin
Poinçon­nés lapidés
Elle nous a écroulés effrités
Elle a coupé notre ligne de vie

Le ciel s’est chargé
La nappe s’est trempée
Quelqu’un s’est mis à hurler
Un tis­su s’est déchiré
Le grand tis­su du réel
Et on ne peut le repriser
C’est une matière irréparable

Pen­dant ce temps quelqu’un
S’est essuyé a mor­du dans un sandwich
Est arrivé sur la case Ciel est mon­té dans un train
Toutes ces sortes de choses on voit l’idée
D’ailleurs quand nous avons
Mor­du dans un sand­wich touché la case Ciel
Quelqu’un d’autre a été
Fendu par le milieu
Lacéré à la joue
Réduit en confettis
Et main­tenant c’est à nous
Et nous sommes pour toujours
Attrapés par la boue

Mor­dus par le piège
Pris dans la glace

Il a suf­fi de quelques mots
Un peu tou­jours les mêmes
Un peu tou­jours ceux des films
Il a fal­lu un coin de table
Où pos­er sa main molle
Il a fal­lu s’asseoir
S’installer dans son rôle
Tu ferais mieux de t’asseoir
Mais on ne s’assoit pas
Quelque chose s’assoit sur nous
On a la catastrophe
Sur les genoux sur le torse
En quelques mots nous sommes
Le per­son­nage principal
C’est grave, c’est sérieux
Et c’est l’unique prise
C’est un peu excitant
On a envie de rire
Envie de glousser
Glouss­er à l’intérieur de la catastrophe
Glouss­er de la farce
On est far­cis, on est bien farcis
On s’est bien fait farcir

Main­tenant nous savons
Quelqu’un nous a dit
Et nous avons le signe au front
On aurait voulu que ça ait de la gueule
Qu’il y ait des oiseaux tournoyants
Des femmes se frap­pant le front
S’arrachant le scalp
Une foule se signant
Mais il n’y a rien eu
Quelqu’un de désolé
Quelqu’un qui n’est pas concerné
Quelqu’un qui nous a déjà oubliés
Parce que nous sommes oubliables

Main­tenant il y a un trou
Et il est à la fois et dehors et dedans
Nous y sommes et il est nous
Il sem­ble que nous allions désor­mais y vivre
Il va fal­loir aménager
Acheter des meubles
Puis faire coucou aux gens
Les voir se promener
Faire leurs cours­es allez quelqu’un
Va bien décrocher un téléphone
Essay­er de retenir en vain
Entre ses doigts la trame du réel
Puis tout lâch­er et se met­tre à vagir sans fin
Dégringol­er et nous rejoindre
On ne pense pas à remonter
C’est fou
C’est foutu
C’est là qu’on vit
Allez quelqu’un va bien
Et on va se reconnaître
Mais pour l’heure non personne

Main­tenant dépêche-toi d’être heureuse
De faire des pho­tos de tes voyages
De les mon­ter d’en faire des films
De te les pro­jeter au fond de la rétine
Allez dépêche-toi de tomber amoureux
De faire tes pro­jets de les men­er à bien
De faire des bud­gets des travaux des enfants
Dépêche-toi de rire de courir de faire des bulles
De faire le fou la folle
D’exulter d’orgasmer
D’ignorer que tu es actuelle­ment en train de vivre
Actuelle­ment en plein cœur de la trame ser­rée du réel
En plein cœur de quelque chose de haute­ment déchirable
Ça va tourn­er et ça va frapper
En atten­dant célèbre
Lève ton verre
Mange des chips
Souris très fort
Et con­tourne les trous
Ne t’approche pas

Leur can­cer n’est pas le tien
Leur deuil n’est pas le tien
Leur moignon n’est pas le tien
Leur trou n’est pas le tien
Non tu ne veux pas faire l’arrondi sur le ter­mi­nal CB
Non tu ne veux pas par­ticiper à cette cause émouvante
Non tu ne veux pas faire exis­ter cet enfant, cette maladie
Rien dans la brèche, colmatage
Quand ton œil se met à couler
Vers l’enfant qui habite le trottoir
Quand ton oreille est criblée
Par cet homme qui avoue
Qu’il n’a pas atteint les toilettes
Tu trem­pes ton cœur dans de l’acier
Tu ne veux pas pay­er pour les autres
Pay­er pour le trou des autres
Les aider à creuser leur trou
Tenir leur pelle leur seau non mais
Tu ne veux rien d’eux rien savoir

Je ne t’en veux pas
Tu n’es pas coupable
Je te signe un papier
Droit d’esquiver
La dys­tro­phie neuroaxonale
L’ichtyose congénitale
Le syn­drome de Ram­say Hunt
Droit de négliger
L’IVG d’une amie d’amie
La pendai­son du voisin du voisin
Le deuil du col­lègue du collègue
L’amputation de la sœur du caissier
La bouil­lie du chat du facteur
Droit à l’indifférence
Droit pour survivre 

Car voilà le roulement
Auquel souscrit qui naît
Sans ordre ou numéro
Ils tombent tu es debout
Tu es debout ils tombent
Tu cries ou tu es sourde
Au milieu de la vie la plus pure
Ou de la plus pure tragédie
Recrachée par la foule ou faisant avec elle
Corps oublieux
Corps heureux

Main­tenant plus qu’une poignée de secondes
Avant qu’une de nos vies
Ne vole en une poignée d’éclats
Pas moyen de savoir qui
Pas moyen de savoir quoi
Pas moyen de connaître
Le vis­age de la catastrophe
Mais on entend déjà son galop
Brace brace
Ne te fatigue pas
Ça vient toujours
De l’autre côté
Sur le flanc offert
À l’endroit le plus pur
Le plus joyeux
Le plus confiant
Le plus éternel
Pas moyen de rien protéger
Il n’y a plus qu’à tenir
Le choc d’être vivant

Présentation de l’auteur

Pauline Picot

Pauline Picot est autrice, per­formeuse et doc­teure en Études Théâtrales. 

© Crédits pho­tos Andrea Dubois.

Bib­li­ogra­phie

Les édi­tions Quar­tett pub­lient ses textes théâ­traux depuis 2012. Le dernier en date, Votre âme sœur est peut-être dans cette forêt (2022), est mis en espace au Théâtre du Rond-Point en févri­er 2023. Quant à son écri­t­ure poé­tique – sous forme de frag­ments com­posés ou d’éructations-fleuves – elle peut se lire aux édi­tions les Éclairs (À l’heure qu’il sera, 2017), dans des revues spé­cial­isées (Gus­tave ; Revista Kamet­sa) ou sur les réseaux soci­aux (Les Poches de Résis­tance Poé­tique sur YouTube ; la pub­li­ca­tion soutenue de textes sur Face­book). Depuis 2019, elle crée des séries de per­for­mances accom­pa­g­nées de pho­togra­phies qui ques­tion­nent l’impératif de com­péti­tion, la soli­tude du quo­ti­di­en, le don amoureux, la can­deur en face de l’état du monde. Son dernier cycle, PLEUREUSE, com­mence en jan­vi­er 2023.

https://www.ardetpaulinepicot.com/

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