Qui ne se demande les soirs de doute  ­– ne sachant trop
ce que veut lui faire enten­dre alors sa mélancolie –
s’il n’aura pas per­du son temps à se pay­er de mots ?

Il est vrai qu’on est là par­fois comme on le serait sur des planches,
à faire saign­er ses blessures,
à boi­ter bas pour peut-être se moquer de soi

A s’arranger du passé décom­posé à l’aide de quelques vocables
plus ou moins bien son­nants, plus ou moins mal pesés au trébuchet,
ou trébuchant sur les mau­vais pavés de la parole.

Il est vrai aus­si qu’on ne sait pas sou­vent qui sur sa pro­pre langue
vient faire les trois petits tours de piste du bateleur
et s’en retourn­er sans con­clure, vous lais­sant coi.

Mais quoi ? Faudrait-il se taire au pré­texte qu’on ignore
tou­jours un peu d’où vien­nent les phras­es qui nous échappent,
tou­jours un peu en nous qui prend et garde le micro ?

Bien sûr il est des jours où l’on sonne faux,
des moments de dis­grâce où quoi qu’on dise et qu’on ose
on ne s’échine jamais que sur des cordes désaccordées.

Qui n’a lu ces jeux de maux, enten­du ces cloches fêlées,
sen­ti en lui l’image convenue
le con­forter de lâchetés, de bien-pensance ?

Tous ces vers invi­tant le givre pour la frime,
ces asso­nances enfi­lant des per­les de culture
n’auront tramé que de mornes poèmes silencieux.

Car l’air du temps ne chante pas.
Au bout des facil­ités qu’on s’accorde,
le lieu com­mun n’a rien à dire, à déranger.

Mais com­ment s’exprimer ici sans devenir
un tagueur, un de ces jeunes clébards
pis­sant partout pour mar­quer leur territoire ?

Oh ! je ne leur suis pas bien dif­férent d’ailleurs
et comme eux je ne grif­fonne et ne signe
jamais que des palimpses­tes sur des murs sales.

Mais com­ment subir sans désespérer
cette pub­lic­ité qui vous rap­pelle à longueur d’ondes et de pages
que vous n’êtes bons qu’à gruger, qu’à gaver ?

Com­ment grandir infan­til­isé par le foot et la télé,
et les dém­a­gogues de tous poils préposés
à la for­ma­tion du crétin de demain ? 

Com­ment vivre, si la révolte n’est plus qu’une pos­ture d’ado boutonneux,
une façon de se drap­er dans un éten­dard à la mode,
et l’amour, qu’une belle out­re dégueu­lant son sirop ?

Com­ment aimer quand le faux amour
est comme le faux-ami dans l’ordre de l’illusion
prompt à vous faire trébuch­er partout sur des pièges de langage ?

Il m’arrive ain­si sur l’estrade de me deman­der si, jouant
des mots et des choses et de leurs amours contrariées,
je ne serais pas en train moi aus­si de vider mon sac de brocantes.

De me deman­der si je ne bat­trais pas mon­naie de singe
quand je ne suis plus bien cer­tain moi-même
de don­ner ma vie en gage et me porter garant.

On me dit que la poésie n’est qu’affaire de langage…
Mais je sais bien moi que le chant des hommes
est un sang qui revig­ore le mien.

Qu’il m’aide à mieux embrass­er le paysage, à sen­tir plus fort, à voir plus grand
et que le moin­dre poème m’aura don­né du large
en mul­ti­pli­ant mes points de con­tact avec le monde trop fuyant.

Alors je voudrais ne rien dire, ne rien écrire qui ne puisse
vous attein­dre par des chemins d’encre et de justesse,
rien qui ne sache vous faire acqui­escer secrètement.

Je voudrais nous révéler frater­nels par les bon­heurs fugaces
et notre peur de les per­dre, par les cha­grins qui nous faufilent
et tout ce ver­tige que nous avons en partage.

Ces sentes-là sont des pistes de petit gibier, de bêtes discrètes
qui glis­sent à pas feu­trés dans les ravines,
pas des tra­vers­es pour une charge de bisons !

Ces sentes-là ne s’accommodent pas des mots trop gros,
des sen­ti­ments for­cés, ni du lyrisme qui s’écoute,
auquel il est si facile de céder le passage…

Oui, j’ai peur de me four­voy­er sou­vent, de n’être pas vrai,
de me pay­er de mots :
pau­vre rétri­bu­tion sans doute, mais quelle image !

Je les vois et les entends rebondis­sant sur la table
comme pièces jetées pour sol­de de tout compte
dans une auberge sans charme où l’on n’aura fait que passer.

Je les entends, ces mots qui font son­ner le vide,
dont tant d’existences croient s’enrichir,
et dont tant d’indigents finis­sent par crever.

Oui j’ai peur de me rétribuer de faux-sem­blants et de faux airs.
Je voudrais vivre ici, de plain-pied, et n’y suis qu’a mi-mots.
Comme vous, je suis cet être incer­tain, un présent qui s’absente.

Comme vous j’aurai cher­ché les for­mules qui aident à vivre
en me trompant sou­vent pour avoir mal choisi,
préféré celles qui pansent la plaie à celles qui avivent.

Comme vous j’en serai resté à me deman­der encore
si ce que nous aurons vécu de plus intense
pou­vait trou­ver dans nos patois sa vérité.

Et ce n’est rien au regard du non-dit,
des mots morts et pour­ris­sant au fond des ventres
faute d’avoir trou­vé la brèche pour naître.

Comme vous, tant de fois, je n’aurai pas su dire à temps,
pas su forcer la pudeur, pas su oser, ten­ter la faille
pour don­ner sens aux remous, vie au courant.

Les êtres aimés qu’on con­naît trop et qui agacent,
les humil­i­a­tions qu’on garde pour soi, les chagrins
qu’on n’avoue pas, comme les élans qu’on réprime

vous font la langue chargée et le cœur gros,
quand ce n’est pas l’esprit de l’escalier
qui laisse vos colères sans voix.

Nous n’aurons donc jamais rien avoué que nos regrets,
en retard tou­jours sur l’amour et sur la mort,
la bouche pleine sous le bâillon.

Je sais pour­tant un réel que les mots font chanter,
mais je sais aus­si pass­er à côté, les yeux en dedans,
à côté d’une aubaine, d’une main ten­due, de la vie peut-être…

A vingt ans, je m’angoissais à l’idée
de per­dre ma jeunesse à épin­gler sur mes pages
des papil­lons d’instants révolus.

Quand d’autres couraient les routes ou la gueuse,
que m’empressais-je donc de rattraper
avant qu’il ne soit trop tard et que le néant l’emporte ?

Je me demandais si l’amour-livre tiendrait sa promesse
d’exalter la prose des jours,
de m’embarquer pour l’ici-bas.

Tant d’années après, rien n’est sauf
et je ne sais tou­jours pas ce qu’il y avait à défendre
de l’oubli, voire de l’insignifiance.

Je ne sais tou­jours pas quel ailleurs m’a pris en otage,
à quoi me relie cette trainée de paroles mal tenues,
ni de quoi le silence aurait bien pu m’exonérer.

Je sais seule­ment que quoi que j’écrive ou dise,
je reste ce chaos d’embâcles que le flot du temps
char­rie et agglu­tine sous les arches.

J’ai été payé de mots, certes, mais rien n’est sauf
et je ne sais tou­jours pas ce qu’en échange
j’aurai aban­don­né ou qui sait même trahi…

Voilà, des livres sont là, que j’ai signés.
Mais si je m’estime quitte, c’est  parce qu’ils m’ont offert moins
le sou­tien des béquilles et du bras secourable,

que l’espoir d’avoir peut-être aidé quelqu’un,
entre mes lignes, à recon­naître son énigme,
à habiter son paysage.

Avril-août 2010
 

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