Cette antholo­gie de 128 pages nous con­duira d’abord à réfléchir sur la notion même d’anthologie et sur l’objet qu’est le livre anthologique. La présen­ta­tion stricte­ment alphabé­tique n’opère en effet aucun regroupe­ment par thème, par style, par généra­tion ni par sen­si­bil­ité. Elle procède un peu à la façon du dic­tio­n­naire, jux­ta­posant sur le principe du « un poème par auteur » des textes qui peinent à dia­loguer ou à créer des syn­er­gies sig­ni­fica­tives. La den­sité des poèmes, qui ont tou­jours un vis-à-vis quand le livre est ouvert, est aus­si sou­vent trop faible par elle-même pour inviter à une lec­ture qui ne soit que d’un poème à la fois. Il faudrait donc sépar­er les lec­tures par des actes de manip­u­la­tion (mas­quer d’un signet, tourn­er les pages) aptes à restituer à chaque poème sa sin­gu­lar­ité dans l’espace et le temps, son isole­ment solen­nel, qui con­vient à la lec­ture de la poésie. Une autre démarche pos­si­ble est, bien enten­du, de chercher le poème des amis qu’on con­naît, ou de tel ou telle, ou encore d’opérer un va-et-vient entre la liste bib­li­ographique qui ter­mine le vol­ume et les poèmes eux-mêmes. Des « notices bio-bib­li­ographiques » on tir­era, out­re les infor­ma­tions directe­ment atten­dues, quelques remar­ques sta­tis­tiques : 38 femmes, 61 hommes, une présence notable des Lux­em­bour­geois, une faible diver­sité de pro­fes­sions (du moins pour ce qui est indiqué, car toutes les notices ne délivrent pas le même type d’indications), une plus grande propen­sion des hommes que des femmes à don­ner leur âge (ce qui sem­ble faire des poètes des gens comme les autres), un nom­bre con­séquent de poètes primés, etc.

 

Mais venons-en aux poèmes.

   Leur effet de masse d’abord. En terme de « style d’époque », une forte pré­dom­i­nance du vers libre et court, rimé de temps en temps, et aligné à gauche. Une lib­erté prosodique, donc, qui con­duit plutôt vers des effets de poésie dans la prose, des effets (image ou musique) de con­den­sa­tions formelles inat­ten­dues et vers des « sur­pris­es rhé­toriques », que vers les « effets d’ordre » de l’antique forme fixe (chère encore à Michel Houelle­becq, prob­a­ble futur Académi­cien), d’où émergeaient d’exceptionnelles infrac­tions, ou des apothéos­es sig­nifi­antes de la forme-fond. La forme plus libre d’aujourd’hui con­vient bien, dira-t-on, à l’idée de la « lib­erté de créer » comme à celle de la « lib­erté de crier », que pro­gramme l’anthologie, quoiqu’il ne s’agisse pas là d’une forme choisie spé­ciale­ment pour con­venir à ce pro­pos. Oui, mais il peut sem­bler inverse­ment que cela affaib­lisse, con­textuelle­ment, l’idée même de lib­erté, ou plus exacte­ment son geste libéra­toire. La ten­sion con­traig­nante (mesure fixe / cri) qui fai­sait encore le chant poé­tique arag­o­nien du Fou d’Elsa (« Il faut pour­tant que cela chante / je ne puis pas n’être qu’un cri / Cette chose en moi vio­lente / Y cherche une faille une fente / Par où passe la mutiner­ie ») s’affaiblit ici, mais l’on ne sait plus bien si la baisse de ten­sion est un effet de la moder­nité imputable sin­gulière­ment à chaque poème … ou un effet de masse de l’anthologie : quand tous les poèmes sont libres, chaque scéno­gra­phie indi­vidu­elle de libéra­tion tend à s’affadir.

   Mais quoi, dira-t-on par ailleurs ! N’y a‑t-il que de la forme qu’il faille se libér­er ? Non pas ! Les car­cans intérieurs de l’existentiel nous étouf­fent aus­si, et sans y met­tre les formes, et même par­fois d’être pré­cisé­ment « sans formes » :

 

                À table les dis­cours du père,
                Les cris d’un enfant de l’autre côté du mur
                Dans la voiture le silence
                De la mère le jour du départ en vacances (Thanh-Vân Ton-Tat).

 

Les exprimer, leur inven­ter une forme dis­cur­sive est une façon de s’en affranchir. On s’en libère comme on tou­sse, en les expec­to­rant. Car la poésie assainit l’esprit, en même temps qu’elle sig­nale au monde un mal commun.

   Fonc­tion médic­i­nale intime et uni­verselle à la fois. Nature qu’on pour­rait dire pul­monaire, aéri­enne, res­pi­ra­toire, de l’océan-poésie, et qu’on trou­ve sig­nalée (après Hugo, bien sûr !) chez Baude­laire d’un côté, intime (« Homme libre, tou­jours tu chéri­ras la mer »), chez Saint-John Perse de l’autre, épique (« C’étaient de très grands vents sur la terre des hommes »).

   Les trois courts textes d’introduction de Françoise Coul­min (l’anthologiste), de Jean-Luc Despax (Prési­dent du PEN Club français) et de Sylvestre Clanci­er (Délégué général du PEN Club aux Affaires inter­na­tionales) rap­pel­lent ce dou­ble reg­istre intime et uni­versel et salu­ent la justesse et l’authenticité des con­tribu­teurs. Les con­traintes qu’exprime la poésie, nous dis­ent-ils, sont de tous ordres : intime, social, poli­tique, mais la voix qui les dit doit échap­per en tout cas au ridicule du dis­cours faux ou du nar­cis­sisme com­plaisant. Elle par­le pour l’autre et pour tous en même temps que pour soi ; elle par­le avec sen­ti­ment mais aus­si avec idée juste, de ce qu’elle con­naît, de ce qu’elle voit ou de ce qu’elle craint. Se plaçant sous le patron­age naturel d’Anatole France, fon­da­teur du PEN Club en 1921, les trois présen­ta­teurs salu­ent donc la présence d’une poésie « acte de foi » con­tre « ceux qui trompent et salis­sent » (F. Coul­min), dans notre « époque trou­blée » où se mélan­gent « fas­cisme » et « lib­erté d’expression », « droits de l’homme » et anti-human­isme, démoc­ra­tie et « société de con­trôle inter­con­nec­tée » (J.-L. Despax). S. Clanci­er indique que l’anthologie doit, dans cette per­spec­tive de mon­tée des périls, être sym­bol­ique­ment « présen­tée dans les Balka­ns, à Bled », ce print­emps 2014, cent ans, donc, après le déclenche­ment de la Pre­mière Guerre mondiale.

 

   Pour ce qui est de cha­cun des poèmes, les pré­ten­tions des présen­ta­teurs parais­sent glob­ale­ment légitimes : peu ou pas de poèmes sans intérêt ou faux, ou, quoique réus­sis, qui sem­blent égarés dans le recueil. Mais impos­si­ble de par­ler sin­gulière­ment des 99 pièces, qui méri­tent cha­cune un effort de famil­iari­sa­tion du lecteur et, pour ain­si dire, d’extraction de la gangue anthologique. Nous pro­poserons seule­ment, à titre de sug­ges­tion, une ébauche de classe­ment (non exhaus­tive) par thèmes.

 

Poli­tique, d’abord, avec « Good Year » de Jean Fou­cault (50), « La Patrie » de l’Israélienne Bluma Finkel­stein (49), « Tu peux brûler ma mai­son » du Béni­nois Barn­abé Layé (62), « Neu­vain pour A.P. » [sur les témoins liq­uidés et la jour­nal­iste assas­s­inée de la Novaïa Gaze­ta] du Lux­em­bour­geois Lam­bert Schlechter (94), « Gaza 2008 » de Jean-Luc Wau­ti­er (106) :

 

[…]

À la fenêtre du vide,
Des enfants sans mains
Applaud­is­sent les fumées du silence.

 

ou « Mur­mur­er le nom de sa mère dans sa langue inter­dite » de Françoise Coul­min (33).

 

Poli­tique sociale, avec Françoise Geier, dev­enue « écrivain pub­lic » dans un hôpi­tal de ban­lieue (54) :

 

[…]

Dev­enue écrivain pub­lic à la demande,
j’ai dû écrire un poème d’amour
pour le mari Kin­sha­ha Zaïre
d’une Agent de ser­vice congolaise.
Elle était ravie du résul­tat 1er degré
Et va le recopi­er sur une belle carte pour le lui offrir !

[…],

 

avec « Les Ban­lieues-néon » de Lin­da Bastide (16), ou les « Paroles pris­on­nières » de Guy Chaty (27).

 

Ques­tions de cou­ple, de famille, d’école, d’enfance, avec « Mutisme » de Patri­cia Nolan (72), « Unchained my heart » de T.-V. Ton-Tat (99), « Ces tout jeunes enfants qui … » de Pierre Dhain­aut (42) :

 

                […]

                                               Mais ici, la parole,
                nous qui pré­ten­dons les ouvrir au monde,
                nous l’aimerions vrai­ment, à chaque mot
                nous auri­ons élar­gi ce qu’espérait l’enfance.

 

« Le Passeur » [je veux par­ler à mon père] du Kurde Sey­mus Dagtekin (35) ou « Ne m’avez-vous pas enten­due » [sur le sui­cide des fil­lettes mar­iées de force] de Jea­nine Salesse (91) :

 

Ne m’avez-vous pas entendue
la nuit je pleurais
                 le jour je me débattais
Je cris dans le silence du puits
où mon corps d’enfant s’est jeté
en robe de soie et châle pailleté

[…].

 

Lyrisme, lumineux ou som­bre, avec « L’Homme debout : libre » du regret­té Jean Métel­lus (68), « Lib­erté libre » de Michel Lamart (60), « Par­lez ! » de Nohad Salameh (90), « Som­bre con­stel­la­tion » de Denise Desau­tels (40), « Par le soleil de la mat­inée » de Christophe Dauphin (37), « Nuques peu­plées » de Nicole Brossard (25) :

 

                […]

aus­si marc­hand de nanosec­on­des et
d’esclaves, voleur de vie privée sache que
dans chaque cen­timètre de mots
un sel de vie se pré­pare hors de ta portée
dans le temps intime des nuques peuplées

 

« Roulons ensem­ble dans la langue » de Clau­dine Bohi (22) ou « Amen­er les mots jusqu’au seuil du vrai » de Dominique Aguessy, qui ouvre l’anthologie (9).

 

Méta­physique (et) poli­tique (sans doute la sec­tion la plus nour­rie, sinon la plus var­iée de forme), avec « La Nuit des autres nuits » de Jean Orizet (73) :

 

D’une liturgie vague ils célébraient leurs dieux
sur des autels usés de trop de paraboles. […],

 

« Les Morts (frag­ment) » de Pierre Oster :

 

La con­struc­tion d’un lan­gage d’éloge
Oblige à faire appel à une fausse absence ! […]
 

Notre essence est pris­on­nière. Et ma prison un signe …

 

« Demain » de la Tunisi­enne Cécile Oumhani (75), « Ils savent ce que tu vas dire » de Lau­rence Paton (79), « La parole du poème pense » de James Sacré (88) :

 

La parole du poème pense
Et ne pense pas. Elle va
Sachant qu’elle va et ne sachant rien, pas même
Si elle par­le en lib­erté ou si la vie l’enferme
En son désir de liberté.

[…],

 

« Tel le vent » de Frédéric-Jacques Tem­ple (98), « Ronde parole que la Terre » de Paul Farel­li­er (48), « nais­sance d’une parole » de Max Alhau (10), « Dit du poème » de Marc Alyn (13), « Les Portes » de Fran­cis Combes (31) ou « Alam­bic » de Marie-José Chré­tien (28).

 

Philoso­phie du corps et de l’esprit, avec « Poids juste sous déguise­ment de plume » de Brigitte Gyr (56) :

 

                la parole serait un papil­lon de nuit effleu­rant le jour
                — toutes bar­rières ban­nies de papi­er et de béton –
                vol­erait du poids juste sous déguise­ment de plume
                avant de se pos­er avec une légèreté affranchie
                               de la dette de sang
                               de la dette de chair
                yeux grands ouverts sur
                                               l’indicible
                aurait cette lib­erté de l’éphémère  […]

 

« Les Mots » de Gary Klang (57), ou « Le lan­gage trav­es­tit la réal­ité … » d’Anise Koltz (58).

 

Mais aus­si Humour (noir, pétil­lant, formel, référen­tiel, etc.) avec « Fiche iden­ti­taire en S(S) » de Roland Nadaus (71), « Leçon d’enfance : vous me fer­ez cent lignes » de Jean-Claude Touzeil (101), « Du côté de chez Swatch » de Jean-Luc Despax (41) :

 

Qui va là ? L’approximatif de chez Wikipédia
Hon­ni soit qui mail y pense.
La terre est bleue comme une fac­ture d’Orange.

 

ou « Je n’écris plus ton nom … » de Ful­vio Cac­cia (26).

 

Et pour finir, une indis­pens­able rubrique Pour les enfants peut-être, avec « En Chemin de fer » de Suzanne Van­wed­di­gen (103), « je vous dis tout » de Rox­ane Belli­ni (19) :

 

                Vous m’avez enfermée
dans vos cahiers d’école
dans vos livres fermés
dans vos caves d’alcool

 

[…]

 

Je vous dis tout
                et dis tout de vous
avec des mots choisis

 

sans peur et sans mentir
               plus libre que vous
je suis la poésie

 

« Ce Mot écrit avec leur sang » de Françoise Leclerc (64) ou « Les Mots » de Lionel Ray (85).

 

Car une antholo­gie ne saurait être com­plète sans quelque chose qui, dif­fi­cile et exigeante sim­plic­ité, s’adresse ou peut s’adresser aux enfants. 

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