L’imparfait nous mène, de Philippe Leuckx, est un recueil petit par le for­mat, moins de cinquante pages de poèmes, mais impor­tant par ce qu’il dit. Ce titre est celui d’une des deux par­ties, l’autre étant Le Sang court, les deux étant emprun­tés à un poème. D’un sous-recueil à l’autre, la forme et le con­tenu dif­fèrent. Le pre­mier est en vers libres, le sec­ond mêle vers et blocs de prose ; le pre­mier est une sorte de médi­ta­tion sur l’existence, le sec­ond, plus nar­ratif, évoque la ferme de l’enfance qui con­traste avec la ville et la gare d’où l’on part. En dehors même de la brièveté de presque tous les textes, l’unité est cepen­dant très forte et pour­rait se résumer par ces trois vers :

 

« Et nous recousons
Ce peu de ciel en nous

À demi-mots pesés. »

 

Ce peu de ciel, c’est bien tout ce que nous pos­sé­dons car l’ombre est omniprésente. C’est même d’elle que nous tirons notre sub­stance : « Je reprends un peu d’ombre comme on le ferait d’un café sur le zinc », privés que nous sommes de lumière et de savoir. Nos « jours » sont « tis­sés de cen­dres ». La médi­ta­tion sur le temps est une con­stante. L’imparfait, c’est évidem­ment un temps privé de per­fec­tion, c’est surtout, con­for­mé­ment à sa valeur gram­mat­i­cale, le temps de l’ouverture, vers l’avant (« Nous nous dis­poserons à marcher sans cette hâte subite pour affron­ter le froid. »), et vers l’arrière, vers la mémoire et les sou­venirs. Autre­fois, c’était l’enfance, la ferme, une époque et un lieu où les fer­miers étaient aus­si poètes. Sur fond de nos­tal­gie, sur­git l’éloge, qui sem­ble naître de la perte même. Ain­si, le dernier poème du recueil con­stitue-t-il une sorte de célébra­tion du monde d’autrefois, « à mille lieux d’un monde désor­gan­isé ». Dans cet univers, chaque être avait sa tâche, chaque chose avait sa place dans la sim­plic­ité et la justesse. « Pains et tartes. Beurre et frais­es » : tels sont les derniers mots du recueil. Pour­tant, nul dés­espoir, nulle déplo­ration. Notre exis­tence passée, même si nous l’avons per­due, est faite d’une « corde » de « petites joies ». Elle nous est néces­saire, c’est sur elle que nous prenons appui pour con­tin­uer à marcher : « Notre futur s’ombre sou­vent de ce que nous avons vécu ». Même quand le poète dit « je », c’est de nous tous qu’il par­le, de l’humain et ce « je » coule dans le « nous » sous forme de con­stat à valeur générale. 

C’est pourquoi, parce que nous sommes aus­si con­cernés, l’émotion nous saisit à la lec­ture de ces textes tout en retenue. « La dis­cré­tion s’impose d’elle-même », dit un poème, et c’est très bien qu’il en soit ain­si, car c’est pré­cisé­ment la pudeur qui donne leur force à ces courts poèmes. Nulle com­plai­sance, juste des nota­tions brèves et des inter­ro­ga­tions essen­tielles, dites comme en passant : 

 

« Si je sème au jardin, quels mots vien­dront un jour peu­pler ma terre sourde? »

 

ou encore:

 

« Qui va là? Qui tinte au cœur de l’ombre. »

 

« On cède à l’aventure des mots ». Elle est ici tran­quille, mais juste, pré­cise, avec des for­mules sai­sis­santes : « l’enfance a de claires allées », « bien­tôt, nous fer­ons feu de l’hiver en nous ».

Par­fois, un « mot lève et sert notre mémoire ». C’est bien ce qu’ils font dans ce beau et grave recueil.

 

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