« Le réal­isme me donne l’im­pres­sion d’une erreur. La vio­lence seule échappe au sen­ti­ment de pau­vreté de ces expéri­ences réalistes. »
Georges Bataille, L’Im­pos­si­ble

 

Pour l’en­ten­de­ment clôt des mots habituels (habitués à leur clô­ture), les abîmes sont impos­si­bles à franchir. Il est donc tout à fait idiot (et inutile) de vouloir s’en­traîn­er à leur passage.
Si d’au­cun, nonob­stant ce très sage pro­lé­gomène, s’en­tête pour­tant à pour­suiv­re l’en­traine­ment, l’en­ten­de­ment en chef pour­ra le déclar­er de la caté­gorie des crétins ayant per­du tout sens com­mun, ou bien dans un geste à la mesure de son infinie (et bien con­nue) man­sué­tude l’ad­met­tre à celle des « doux rêveurs ». Nous auri­ons tort, toute­fois, de croire que cette sous-caté­gorie soit plus « glo­rieuse » que la précé­dente. Le généralis­sime enten­de­ment tolère (sa tolérance est égale­ment légendaire) les « doux rêveurs » tant qu’ils se rangent aisé­ment dans cette boite-là. Cette stratégie lui a per­mit, entre autre chose, de mélanger, sans état d’âme, évidem­ment, les poètes avec les rimailleurs à l’eau de rose, les natur­opathes et autres éco­los « enchan­tés », un bon paquet de phi­lo et  de miso-sophes, les zutopistes… bref avec tous les escrivassiers tiédasses…
 

« En par­tant de L’Im­pos­si­ble de Georges Bataille (1962), orig­inelle­ment titré en 1947 La Haine de la poésie, Linck­en mon­tre, à la suite d’un Denis Roche, que le joli et le poé­tique­ment cor­rect sont les pires enne­mis du poé­tique. » (Eric Brog­ni­et, extrait de la pré­face à S’en­traîn­er au pas­sage des abîmes, Piet Linck­en, L’Age d’Homme, 2011)
 

Nous voici donc face à l’un des ceux-là qui veut percer le fond du tiroir moisi des « doux rêveurs ». Le brûler à la flamme du verbe. Un fou­et de feu dont la lanière trace un chemin, une voie étroite, « une voie d’ac­cès à une ter­ra incog­ni­ta, à un temps et un lieu abso­lus, en per­pétuelle méta­mor­phose, donc à l’im­pos­si­ble. » (E. Brogniet)
 

L’en­ten­de­ment général­iste est réal­iste. L’im­pos­si­ble il s’en gausse, pour mas­quer son effroi, puisque impos­si­ble et incom­préhen­si­ble dévoilent son inanité. La poésie ouvre, avec force et vio­lence, à l’outre-enten­de­ment. Au per­pétuelle­ment insai­siss­able que les mots ne font que cern­er, que délim­iter. E. Brog­ni­et, dans son excel­lente pré­face évoque un « raclement du moi » par le poète. Il s’ag­it bien de cela. La poésie ne « dit » rien, par les mots elle racle les mots, elle apopha­tise la parole util­i­taire (« domes­tique » comme dis­ait Khleb­nikov), la parole vaine qui s’agite dans le poète et qui doit être tran­shu­manée (pour repren­dre le « mot » de Dante).
 

Il y a bien une haine dans la poésie. Haine qui est l’im­pos­si­ble amour consumant !
 

« Que n’es-tu froid ou bouil­lant! – Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouil­lant, je vais te vom­ir de ma bouche. » (Apoc­a­lypse de Jean, III, 15–16)

Franchir cet abîme d’an­neau de peau de ser­pent. Frot­te­ment, raclement, fusion et rup­ture, exta­tique accep­ta­tion et refus incen­di­aire. Avancée et rec­u­lade d’une célébra­tion cos­mique tou­jours hésitante…

Se blot­tir dans le monde et fou­et­ter sa face, se frot­ter à lui avec grâce et le fuir dans une grande flam­bée violente…
 

L’an­tin­o­mie amie se profile.
 

Le poète est, tou­jours-déjà le point de jonc­tion-fric­tion-fis­sion entre l’athée le plus véhé­ment et l’a­mant (érastès) de l’Amour divin le plus fou… Tous deux sont apopha­tiques dans l’âme !
Là est l’abîme. Là est le bel abîme. Le franchir ? C’est une autre question…
 

ce jour-là j’ai respiré l’odeur de l’âme (pour­tant ma fig­ure d’humain
garde encore la trace de la larderie)
je leur chu­chote que je serai obéis­sant à leurs chemins fleuris
/à vrai dire, par les yeux de celui qui vous aime, la créa­tion n’a plus de barreaux/
 

Les Bêtes, Piet Linck­en

 

 

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