la table

 

je suis né dans une forêt du sud / j’ai été un pin / sur moi
se sont lev­és des soleils / des nuits sont tombées / des lunes / des présages / sur moi
ont chan­té des oiseaux dif­férents / ont fait leur nid des oiseaux / par exem­ple ta voix
a fait son nid / en moi pré­cisé­ment / belle et douce /
 

là où j’ai brûlé silen­cieux / j’ai cru ou su
que la main élue pour s’asseoir et dormir /
la main qui jail­lis­sait sur ton sein vers le sud /
était ma main qui aujourd’hui erre par ici  bouche ouverte / folle / triste /
 

pourquoi es-tu triste / petite main ? / pourquoi crépites-tu dans l’obscur sans me laisser
         dormir ?/
te fais-tu main comme si une femme et un homme s’étreignaient dans un œuf de lumière ? /

        comme un cygne

qui jette son temps par la fenêtre ? / comme douce let­tre qui me racles les os ? / main qui m’écris ? / pourquoi pleus-tu / main /
 

avec éton­nement ou ver­tu ? / deux lunes t’entourent /
la lune de la nuit et la lune de l’âme /
la lune de la lune et la lune de toi /
main qui jail­lit avec vérité / tu résonnes
 

comme dimanche ou cloche /
main qui m’a fait table /
sur moi on couche les pris­on­niers de la dic­tature militaire /
on leur met la gégène dans la bouche qui annonçait la révolution /
 

on leur met 220 volts dans la bouche qui annonçait le règne de la révolution /
la gégène sur la tête qui rêvait couchée sur les doux oreillers de la révolution
la gégène sur les tes­tic­ules qui frap­paient aux porte de la révolution
220 volts sur les lèvres des vagins / pul­vérisant leurs ciels /
 

les enfants ne vont plus sor­tir par là / ni les lyres / ni les chevaux sauvages /
une haine pure va sor­tir par là / non pas des vols / petites frères /
on tor­ture le jus des vagins de mon pays /
le jus de mon pays ressem­ble à une bête /
 

il ressem­ble à king kong attra­pant un aéroplane /
il ressem­ble à un puits de sang qui arrose mon pays /
il ressem­ble à un prési­dent mil­i­taire qui arrose /
des vagins où un jour l’épouse eut un som­meil plus sûr /
 

jouis­sance et effroi de l’âme / on les passe à la gégène sur moi /
des soleils se sont lev­és sur moi / des nuits sont tombées / des lunes, aujourd’hui tant
de déso­la­tion / la bave de la peur / l’urine / les cris
sur la table /  certains
 

trahissent la vie et se lais­sent tuer /
d’autres trahissent les vivants et se lais­sent vivre /
j’ai été pin / sur moi
sont tombées des nuits / une ombre à présent
 

sec­oue sa chevelure de lumière / salue
avec son cha­peau de chair et d’os /
son cha­peau est de miel /
elle salue les com­pagnons de chair d’os et de miel
 

 

nids

 

 

à francesco

 

 

 

les com­pagnons qui ont débar­qué dans la mort
ont la bouche pleine d’orangers
plan­tés en plein milieu de leurs soirées /
des arbris­seaux à qui ils don­naient à manger chaque fois
 

qu’ils com­bat­taient l’ennemi ou qu’ils rêvaient /
avec l’écho et la rage de leurs coups de feu ils leur don­naient à manger /
la petite tourterelle blessée d’amour fai­sait son nid dans les coups de feu /
les orangers ouvraient leurs branch­es et tombaient
 

les cré­pus­cules que les com­pagnons ser­raient pour qu’ils fassent silence /
et qu’on entende la beauté qui viendra /
les com­pagnons avaient un petit morceau de beauté qui viendra /
il la lais­saient tomber pour que tous sortent
 

chercher la jus­tice dans la rue /
chercher le soleil pour ces froids du sud /
les com­pagnons ont la bouche pleine de silence /
comme de petits enfants sans nou­velles du lieu où la vie dodeline /
 

les orangers s’ouvrent comme une fenêtre /
les com­pagnons penchés regar­dent pass­er le temps
qui trans­forme leur chair en cloche
son­nant con­tre le vent du sud /
 

 

autres écri­t­ures

 

la nuit te cogne le vis­age comme les pieds de dieu /
quelle est cette lumière qui monte de tes morts ? / vois-tu quelque chose
à la lumière de cette lumière ? / que vois-tu ? de petits os
sou­tenant l’automne ? / quelqu’un qui
 

racle les murs du monde avec ses os ? / vois-tu plus ? /
raclent-ils les murs de l’âme ? écrivent-ils
« vive la lutte » ? raclent-ils
les murs de la nuit ? écrivent-ils « vive l’âme » /
 

raclent-ils le feu où j’ai brûlé où nous sommes morts / tous les com­pagnons ? / écrivent-ils ?
dans le feu ? / dans la lumière ? / dans la lumière de cette lumière ? /
à présent passent les com­pagnons la langue fermée /
ils passent entre les pieds et les chemins des pieds /
 

ils passent cousus à la lumière /
ils raclent le silence avec un os /
l’os écrit le mot « lutter » /
l’os est devenu un os qui écrit /

 

 

sur la poésie

 

 

 

il y aurait deux choses à dire /
que per­son­ne ne la lit beaucoup /
que ce per­son­ne c’est très peu de gens /
que tout le monde ne pense qu’au prob­lème de la crise mon­di­ale / et
 

 

au prob­lème de manger tous les jours / il s’agit
d’un sujet impor­tant / je me rappelle
quand l’oncle juan est mort de faim /
il dis­ait qu’il ne se sou­ve­nait même pas de manger et qu’il n’y avait pas de problème /
 

mais le prob­lème vint plus tard /
il n’y avait pas d’argent pour le cercueil /
et quand finale­ment le camion munic­i­pal pas­sa pour l’emporter
l’oncle juan ressem­blait à un petit oiseau /
 

ceux de la munic­i­pal­ité le regardèrent avec mépris et dédain / ils murmuraient
qu’on leur casse tou­jours les pieds /
 

qu’eux ils étaient des hommes et qu’ils enter­raient des hommes / et non
des oisil­lons comme l’oncle juan / spécialement
 

parce que l’oncle s’était mis à chanter cui-cui tout le long du voy­age au crématorium
         municipal /
ce qui leur avait sem­blé un manque de respect dont ils étaient très offensés /
et quand ils lui don­naient une tape pour qu’il ferme sa boîte /
le cui-cui volait dans la cab­ine du camion et ils sen­taient que ça leur fai­sait cui-cui dans la tête
        / l’

 

oncle juan était comme ça / il aimait chanter /
et il ne voy­ait pas pourquoi la mort était une rai­son pour ne pas chanter /
il entra dans le four en chan­tant cui-cui / on sor­tit ses cen­dres elles piail­lèrent un moment /
et les com­pagnons munic­i­paux regardèrent leurs chaus­sures gris­es de honte / mais
 

pour en revenir à la poésie /
les poètes aujourd’hui vont assez mal /
per­son­ne ne les lit beau­coup / ce per­son­ne c’est très peu de gens /
le méti­er a per­du son pres­tige / pour un poète c’est tous les jours plus difficile
 

d’obtenir l’amour d’une fille /
d’être can­di­dat à la prési­dence / d’avoir la con­fi­ance d’un épicier /
d’avoir un guer­ri­er de qui chanter les exploits /
un roi pour lui pay­er trois pièces d’or le vers /
 

et per­son­ne ne sait si ça se passe comme ça parce qu’il n’y a plus de filles / d’épiciers
        / guer­ri­ers / de rois /
ou sim­ple­ment de poètes /
ou les deux choses à la fois et il est inutile
de se cass­er la tête à penser au problème /
 

ce qui est bon c’est de savoir qu’on peut chanter cui-cui
dans les plus étranges circonstances /
l’oncle juan après sa mort / moi à présent
pour que tu m’aimes

 

Vers le sud et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2014 (à paraître)

Tra­duc­tion : Jacques Ancet

 

 

 

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