Jean MAISON.  LE BOULIER COSMIQUE

« Je par­tis le soir même pour le Nou­veau Monde »

Jean Mai­son

 

De Jean Mai­son j’écrivais il y a quelque temps, à pro­pos de trois de ses précé­dents recueils : « Il me renou­velle ». Son bouli­er cos­mique ne fail­lit pas à cette mis­sion. D’abord parce que je n’ayant jamais su compter, il pour­rait m’initier au cal­cul. Et aus­si parce que le loin­tain cos­mos m’échappe quelque peu. Bref, ce bouli­er me demande d’apprendre à l’utiliser. Appren­dre, se renou­vel­er, c’est du pareil au même.

Je n’irai pas plus loin dans la plaisan­terie mal déguisée : elle témoigne, je l’avoue, de ma dif­fi­culté à ouvrir cette chronique, à entr­er dans le vif du pro­pos. Ces brèves pros­es poé­tiques de Jean Mai­son s’approchent de nous, quelque peu mys­térieuses, et liées d’abord par elles-mêmes à un phrasé d’une den­sité sin­gulière, nouées sur un sens qui ne se donne pas d’emblée, à décoder par con­séquent. Les énon­cés d’un seul poème à chaque fois, comme l’ensemble suivi de tous les poèmes du recueil, me parais­sent être les réc­its suc­ces­sifs, puis le réc­it suivi (chronologique si l’on veut) d’un voy­age intérieur, la rela­tion fidèle d’un itinéraire qui sans cesse ren­voie la pen­sée du main­tenant à l’hier, de l’ici à l’ailleurs, de l’être marchant au-devant des objets et des êtres peu­plant son vaste alen­tour, son cos­mos, qui pos­sède ses car­ac­téris­tiques pro­pres sur lesquelles je reviendrai. Cet être, nar­ra­teur de soi et du monde, ne se présente pas frontale­ment au monde, mais comme par­tie du tout, lui appar­tenant donc, de la même façon que nous pou­vons nous sen­tir appar­tenant à une nation ou à un peu­ple, à une langue, à une famille, à des cou­tumes, à une his­toire faite de nos his­toires que nous déchiffrons sans dif­fi­culté du fait de cette naturelle filiation. 

Lorsque je par­le de phras­es « nouées », « mys­térieuses », « liée par elles-mêmes », je ne fais pas allu­sion à une volon­taire com­plex­i­fi­ca­tion de l’expression, telle les hyper­bates[1] d’un Luis de Gongo­ra, que l’on finit par remet­tre dans le « sens com­mun » — acces­si­bles au com­mun des mor­tels — selon des sché­mas de dé-con­struc­tion / re-con­struc­tion tous plus ou moins sem­blables, ni aux lux­ueuses et stupé­fi­antes inver­sions, cul­butes sonores et métaphores d’un Mal­lar­mé, pro­pres à entraîn­er le lecteur dans le jeu de leurs éblouis­santes ful­gu­ra­tions. Non, rien de tout cela chez Jean Mai­son : sa prose est on ne peut plus gram­mat­i­cale, d’une syn­taxe clas­sique et directe, mais elle lie volon­tiers des notions qui le sont rarement, relie des champs séman­tiques d’ordinaire éloignés, voire étrangers les uns aux autres. Il lui arrive aus­si d’attacher les énon­cés en nous lais­sant le soin de devin­er quel fil les noue les uns aux autres… Ain­si, d’emblée, pris au col­let, nous lisons :

« Il fal­lut quit­ter la bonne mai­son et sor­tir aux heures les plus mati­nales, pressé par le ver­tige de l’or, le corps sabré de ver­tus, de promess­es non tenues, de désor­dres. Il était temps d’arracher les vic­toires à leurs béances cré­d­ules et de ris­quer tout par­mi les vivants. La préhis­toire pou­vait enfin approcher… […] Je par­tis le soir même pour le Nou­veau Monde. »

J’ai bien con­science d’avoir peu fait jusqu’ici pour don­ner envie de lire le recueil de Jean Mai­son, met­tant en exer­gue l’énigme plutôt que l’évidence, la dif­fi­culté plutôt que la facil­ité. Qu’on me par­donne, j’y ai été con­fron­té dans mon aven­tureuse lec­ture et il m’a fal­lu temps et réflex­ion pour aller vers le sens. Je tente main­tenant l’exercice con­traire : éclair­er (selon ma com­préhen­sion for­cé­ment lim­itée) une cita­tion choisie, le sens ou les sens de l’ensemble, et ce que je pense être l’intention d’une œuvre poé­tique complexe.

Avec le bouli­er du poète on procèdera par touch­es légères, le déplace­ment des boules sur leurs tiges sera rapi­de, et il vis­era, par le cal­cul, comme c’est sa fonc­tion, à pro­duire un résul­tat. Jean Mai­son nous invite à une lec­ture d’un autre type, et même il nous l’impose, ce qui fait l’intérêt pre­mier du recueil. Les antiques habi­tudes ne devraient pas nous figer à ce point, il nous faut les écarter. 

Ain­si, dans les cinq lignes précédem­ment citées, les toutes pre­mières du recueil, pour peu que j’oublie l’ombre de l’énigme appar­ente — un piège du poète ? -, celle aus­si des doigts de l’habile chi­nois déplaçant les boules à une vitesse sidérale et sidérante -, m’apparaissent, lumineuses, leurs néces­sités intérieures : l’or d’une quête ver­tig­ineuse con­tre les désor­dres d’antan, con­tre les illu­sions vic­to­rieuses et pour le risque de vivre ; en con­séquence, retour puri­fié à des visions anci­ennes et départ immé­di­at pour un « Nou­veau Monde » qui, peut-être n’est pas celui que l’on imag­ine. Cela sent-il par trop l’explication de texte ? Peut-être… et pourquoi pas si le texte est autre, et s’il exige d’être ain­si dévelop­pé, éclairé dans l’esprit du lecteur, en rai­son de ses par­tic­u­lar­ités styl­is­tiques  — c’est lucide­ment que j’use de mots hors d’âge, buvant ain­si les puis­sants cognacs de nos alcools lit­téraires —  et en rai­son aus­si de la néces­sité où il a été d’être écrit  (dis­til­lé)  de cette façon afin pré­cisé­ment de pou­voir être écrit ?

Il devient évi­dent, dès lors, que chaque lecteur se forg­era ici son sys­tème d’éclairement. L’heureuse et féconde lec­ture est à ce prix. Marc-Alain Ouaknin nous l’a appris, la lec­ture des textes saints[2] comme celle de tout « sacré texte » se fait à hau­teur de la sci­ence et de la con­science de cha­cun, seule façon d’y entr­er, puis d’y avancer, puis de hauss­er sci­ence, con­science et lecture.

 

Ce qui m’a frap­pé dans Le boucli­er cos­mique ?

Je ne puis pré­ten­dre à plus qu’à ce heurt, chaque ligne, chaque page exigeant qu’on y fasse halte, qu’on s’y abreuve ou s’y inter­roge, qu’on étab­lisse les liens, qu’on se résolve par­fois à atten­dre d’être allé plus loin pour se don­ner le sens soudain évi­dent, ou voir per­sis­ter l’interrogation… La lec­ture n’est plus ressen­tie comme dif­fi­cile si l’on prend ce par­ti, si l’on se dis­pose à cette patience ques­tion­neuse  — ne lit-on pas trop vite et super­fi­cielle­ment de nos jours ? -, mais elle devient explo­ration, curiosité saine, et sou­vent regard sur soi-même, car toute expéri­ence pro­pose ses lieux de rencontre. 

M’a frap­pé, me frappe l’image    — réitérée présence -, d’une Philadel­phie de ce « nou­veau monde », ville qui tient de la géo­gra­phie ordi­naire, mais sans doute pas com­plète­ment. L’on songe évidem­ment que si elle fut fondée par le puri­tanisme quakérien d’un William Penn « au corps sabré de ver­tus », Paul de Tarse, bien plus tôt, avait vis­ité la sienne, en Asie Mineure, cité pure et enne­mie des amis de Satan ; et Jean, nul ne sait quand, trou­va sa Philadel­phie, apoc­a­lyp­tique, habitée d’un Ange, « nou­velle Jérusalem » sans peur et sans reproche… Ma mécréance naturelle ne me per­met pas d’aller plus avant. Jean Mai­son, notre guide, nous en dit cent choses divers­es : «Philadel­phie, berceau des cham­bres boréales à l’odeur de saline ! » … « Philadel­phie : être soi, rien de plus, avec ces limons de souf­france, à cheval vers la résur­rec­tion des eaux. »…  Et ceci, par exem­ple, qui, à mes yeux, explique la quête du poète, son intense attache­ment aux signes lis­i­bles de l’ici (notre géo­gra­phie) et du main­tenant (notre temps lim­ité) : « Il faut piocher dans l’océan des villes, tra­vers­er les étapes et délivr­er les yeux de leur charge usée. La fab­rique de l’indifférent ne se doute pas qu’elle est au cœur du pro­vi­soire. » Com­prenons aus­si que le poète nous demande de tra­vers­er ses pages en dres­sant nos phares, nos amers, nos repères, nos feux côtiers… Sans nul doute aucun marin n’approuverait la méth­ode, mais, et c’est fasci­nant, on ne nav­igue en poésie qu’à ce prix : nul texte ne fut aus­si libre­ment livré à son lecteur sans pour­tant que son auteur aban­donne rien de ses exi­gences propres.

Me frappe aus­si cette femme qui erre de poème en poème, d’un lieu à un autre, qui paraît, s’éloigne, dis­paraît, reparaît… Ren­con­trée dans les rues de Philadel­phie, me dit-on… Est-ce si cer­tain ? Le poète la pour­suit-il ? Pour­suit-elle le poète ? Cette femme, de cela au moins j’ai la cer­ti­tude, nous l’avons tous ren­con­trée, con­nue… Je la tiens pour un songe de femme, pour une Ève ressus­citée, une idéale déité qui, et cela me con­viendrait à mer­veille, me tiendrait con­ver­sa­tion, et la main, intouch­able fiancée, lumière et illu­sion capa­ble de me ren­dre la pen­sée d’une pos­si­ble inno­cence. Comme chaque lecteur, je la ren­con­tre dans le for­tu­it et l’imprévu de ma pro­pre errance. Il arrive à Jean Mai­son d’évoquer l’Éden. Elle y paraît être le vis­age de l’ange qui nous ouvri­ra les portes de ce cos­mos (orne­ment, bon et bel ordre, parure, ordre uni­versel, dis­aient les Grecs) sur des visions de l’ordre de l’esprit, et prob­a­ble­ment de la divinité pour le poète de la foi qu’est Jean Mai­son. Elle est tour à tour : « la pas­sante du parc Montsouris dont la sil­hou­ette, occu­pant les mou­ve­ments du jardin, se dis­si­pait par les allées. » Ses pas sont « légers [qui] s’élèvent encore jusqu’aux plus hauts vit­rages ». Aus­si « l’essence de la beauté, la par­en­té des signes, vos pas à ma porte. » Les allu­sions comme les appari­tions sont mul­ti­ples, et devant elle, qu’à tort l’on dit « dis­parue, éphémère », le poète s’agenouille et prie, en intime « con­fu­sion », réc­i­tant le Salve Regi­na. Cette femme étend son trans­par­ent mys­tère bien au-delà de ceux d’une Béa­trice ou d’une Lau­re. La scène est d’un vit­rail de Chartres ou de Reims, d’une image de Giot­to ou de Fra Angeli­co, elle nous hante parce que le poète la crée, nous l’offre, nous demande de la recréer pour nous-mêmes, selon nos capac­ités et nos forces. Pour ma part, la pure beauté, l’intention généreuse exis­tent et m’émeuvent. Jean Mai­son m’en fait le présent.

Me frap­pent encore d’autres images, si nom­breuses que je n’en cit­erai que quelques-unes, partage­ables le plus sou­vent, liées au temps, à mon his­toire, à mes rares con­vic­tions, et à mon respect inné pour ce que les poètes me per­me­t­tent de saisir par­fois, ou me pro­posent comme insai­siss­able par mon seul esprit lim­ité ou empêché par le préjugé.

Me frappe donc ce « J’ai per­du votre vis­age entre­vu par­mi les pas­sants de Noël » - car le vide de l’impossible ren­con­tre m’est cru­elle et étrange blessure.

Me frappe ce « Des­tin mar­gin­al de cha­cun. » : — car est-ce là pure injus­tice refusée par mon réflexe démo­c­ra­ti­co-répub­li­cain ou humil­ité qu’il me faut accepter ?

Me frappe cette « ver­dure » qui « voile l’azur d’une brève neige de cerisiers.» — car me furent don­nés des par­fums de jardins d’enfance et de print­emps dont j’ai con­servé l’effrayante nostalgie.

Me frappe ce «crime [qui] n’était pas encore exalté mais rendait inex­orable l’avènement de la ter­reur »  - car j’y lis, avec ma pro­pre peur, la démarche des hommes depuis toujours.

Me frappe cette « alou­ette lumineuse [qui] se sou­vient du prodi­ge d’une messe, sous le vit­rail du jour. » - car j’ai tant aimé et tant regret­té le chant des alou­ettes si haut, si cristallin, dans le vit­rail d’un ciel d’enfance. Lec­ture-larcin ? Égoïsme fausse­ment naïf ?

Me frap­pent tant d’images et de visions encore… Celle-ci, pour en finir surtout avec moi-même (mais que le lecteur sache bien qu’il se trou­vera, se retrou­vera dans les pages de Jean Mai­son, et s’y retrou­vera dans les comptes de son bouli­er), cette déc­la­ra­tion qui me paraît indi­quer que le poète ne me laisse pas en chemin : « Dans l’inquiétude de l’action, le verbe imprime son indompt­able foi. Étrange repos du cor­pus des sim­ples : ne sommes-nous pas ini­tiés en leur com­pag­nie et notre rai­son par trop résumée au visible ? » 

Cha­cun cueille ses sim­ples dans le jardin qu’il cul­tive. C’est ras­sur­ant. Il nous est fait con­fi­ance. Le cos­mos était aus­si fig­uré dans le dessin des jardins dits à la française, en un siè­cle fort pieux, on s’y prom­e­nait, leurs allées étaient ouvertes à tous. Inten­tions ? Cal­culs ? Pièges posés par le poète ? Ques­tion­nements plutôt… J’ai pu écrire ces mots : le poème inter­roge, n’est-ce pas ? Sinon, à quoi servi­rait de le lire ? Rien de tout cela. Ce ne sont  qu’instants ouvrant les abîmes sous nos pas. Dres­sant des ques­tions avec ou sans répons­es, selon qui nous sommes. Mais tou­jours il est une flo­re pour s’éloigner des villes aban­don­nées et de leurs maux, une lumière mati­nale, une fête de Noël et de neige où se déploie le charme d’une femme, l’humide de la riv­ière ou des larmes, un Éden intime où « Reformer ce des­tin à toutes fins utiles, mal­gré la pré­car­ité des phras­es, l’économie du vent. »

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Gwen Gar­nier-Duguy.  LE CORPS DU MONDE

 

« À tra­vers les fruits du hasard / se meut le poème du monde »

Gwen Gar­nier-Duguy

 

Gwen Gar­nier-Duguy saisit le monde dans ses bras. Le monde est-il cos­mos ? Le cos­mos est-il monde ? Je n’ai jamais bien su la dif­férence, et qu’importe ? Tout gît dans ce que d’un côté j’appellerai le réel astronomique, entité physique intense et infinie au point d’être inimag­in­able, dont on aurait observé (de quoi l’homme ne se veut-il pas capa­ble ?) l’instant pré­cis qui suiv­it sa nais­sance, et ce qui, de l’autre, m’apparaît comme une sim­ple abstrac­tion, un con­cept pas même philosophique, à peine poé­tique, unique­ment pra­tique, équiv­a­lent d’un tout mal défi­ni où se meu­vent ani­maux, étoiles, herbes folles, vach­es sacrées et bœufs des­tinés aux abat­toirs, monde-objet créé avec son gar­di­en, l’homme chargé de le faire croître et fruc­ti­fi­er en même temps que lui-même[3], autrement dit de le met­tre en coupe réglée ou déréglée, bref, de l’anéantir en s’anéantissant lui-même. Peut-être est-ce de cette absur­dité d’un « monde au bord du monde » que Gwen Gar­nier-Duguy souhaite nous dégager ? Que me soit par­don­né cet affleu­rant irre­spect pour les textes sacrés.

Il n’est pas indif­férent que par­mi les dédi­caces accou­plées à cer­tains poèmes, fig­ure d’emblée le nom de Jean Mai­son. Les deux poètes sont frères il me sem­ble, car ils posent tous les deux la ques­tion de « ce monde », non à la manière du philosophe alle­mand  — pourquoi quelque chose plutôt que rien ? -, mais à leur manière sin­gulière: que faire, que fer­ons-nous de ce quelque chose appelé monde, et de nous-mêmes qui y vivons ? -. L’excellent pré­faci­er, Pas­cal Boulanger, relève la « dimen­sion anthro­pologique et méta­physique » d’un recueil com­posé durant plusieurs années, et aus­si que le poète, ayant con­nu « le pas­sage à tra­vers la mort, sait mieux que per­son­ne saluer l’assomption dans l’être qui donne signe de parole et de vie », engageant moins la quête de quelque « sup­plé­ment d’âme » qu’un « exer­ci­ce exploratoire ». Nous devons, en effet, explor­er le monde pour com­pren­dre où nous sommes et qui nous sommes, pour le temps que nous y sommes. Je salue encore, chez Pas­cal Boulanger, sa belle récu­sa­tion du « robot sapi­ens »  — un pas dansant au-delà de la cri­tique hei­deg­ge­ri­enne de la soumis­sion à la tech­nique ?  -,  et sa vision lucide d’un pro­jet poé­tique résol­u­ment dirigé con­tre les forces mor­tifères qui veu­lent aujourd’hui anéan­tir l’humain dans l’homme : «Une richesse préal­able vient à notre ren­con­tre et celui qui la reçoit est reçu. Ce don est un acte, cet acte est poésie et la poésie de Gwen-Gar­nier Duguy refuse la folie du monde, les relents d’abattoirs des com­mu­nautés humaines, l’aggravation de la puis­sance de mort, la rota­tion des stocks humains… Tout ce qui entrave, mutile et qu’il faut sans cesse, dans l’endurance et dans l’espérance, dévoil­er, con­tourn­er, analyser et décrire. »

Qu’on n’aille pas s’imaginer une poésie-essay­iste, une poésie imprégnée de con­cepts et de notions pseu­do-philosophiques… Non, rien de ces choses tou­jours moins révéla­tri­ces que le poème, mais une clarté de Rose des vents, pre­mier temps du recueil, où s’affirme la dimen­sion humaine­ment méta­physique de l’exploration entre­prise. Que le Christ décloué soit à l’entrée de ce monde ne gên­era per­son­ne, car avant d’apparaître comme le Fils  — fils de l’homme, ne l’oublions pas -, éminem­ment pitoy­able : « Je viens te déclouer » déclare d’emblée le poète, est affir­mé le sens du com­bat en son nom, et con­tre le scan­dale de la salis­sure et de la déri­sion où, comme il y a deux mille ans, notre société tente de l’anéantir, ou plutôt de l’oublier, mais en vain :

« Il aurait fal­lu te dis­soudre dans l’oubli / ne plus appa­raître à la mémoire de l’homme  /  Et te voici  /  chevil­lé au corps du monde »

Ce « corps du monde », le nôtre, avec sa croix nou­velle, croix relevée dans les sar­casmes et l’irrespect pour les moins agres­sifs des robots sapi­ens qui le peu­plent. Ce monde-là est beau (oliviers, étoiles… tous les élé­ments du décor édénique sont en place), mais y est non moins présente cette human­ité du nom­bre  — « Les foules d’humains n’ont plus de vis­ages »  -. Du coup, le grand espace de la scène uni­verselle se fait moins ras­sur­ant: « Au-delà des étoiles qu’ici nous pou­vons voir  /  des con­stel­la­tions s’allument  / comme des cauchemars ».

Sommes-nous le jou­et de forces obscures sim­ple­ment parce que nous ne les maîtrisons pas ? Jou­ets de cette « … énergie en sous-main  /  [qui] meut la mesure du monde  / à la taille de la rose » ? Notre his­toire comme notre exis­tence d’espèce et de per­son­nes sem­blent établies sur l’instable, voire sur une défig­u­ra­tion sys­té­ma­tique et mal com­préhen­si­ble. Se fait jour le masque d’un nous-mêmes que nous con­nais­sons mal ? : « Dehors tu ressem­bles à une terre cuite  / une stat­uette vau­dou de déco­ra­tion »…  Dès lors, le poète s’en remet ouverte­ment à deux forces claires à ses yeux :

La force chris­tique : « C’est ici main­tenant  /  que ta face s’imprègne sur la trame de ma peau »

La force poé­tique : « Chaque jour  / domin­er le quo­ti­di­en  / tenu par le feu d’émeraude  /  La hâte du ren­dez-vous  /  per­ma­nent avec le poème »

Le recueil, issu d’une réflex­ion d’années (que cela reste présent à l’esprit du lecteur) se retrou­ve les élé­ments de la vie : souf­fle, pos­si­bil­ité de sens, ouver­ture, lib­erté et joie d’être au monde. Je ne sais si moi, lecteur d’un genre sin­guli­er (le genre de la noirceur et du grand ratage de ce monde), rem­pli de ma respon­s­abil­ité de lecteur, je me trou­ve placé par le poète devant ce « mys­tère » d’une foi qui tou­jours m’a paru folie  — mais Jean de la Croix dis­ait-il autre chose ?  -, voire échap­pa­toire… Quoi qu’il en soit j’admire cette ten­sion vers le mieux, cette tor­sion de l’être vers ce qui, comme chez Pla­ton, mêlait le beau et le bien. Dois-je lire et voir qu’ « Entre les lignes du jour­nal  / danse le des­tin  / d’une grande attente  /  libre » ? Cela m’est bien dif­fi­cile… Mais, oui, peut-être, et au prix d’une con­sciente dis­tor­sion, car si comme Gwen Gar­nier-Duguy, on m’offre cette vision des hau­teurs  —  « Un quadrige latin comme un avion de chas­se  /  sil­lonne notre espace »  -  tour­nant le regard vers le haut, je vois moins le quadrige que l’engin de mort. (Qu’on ne me dise pas : faites davan­tage abstrac­tion de vous-même… ne ren­dez-compte qu’objectivement… Non, je ne peux, la lec­ture vraie, et qui se légitime, est au prix de cette con­nais­sance, même sché­ma­tique, de celui qui lit et rend compte). 

Pour le poète d’aujourd’hui qu’est Gwen gar­nier-Duguy se développe le monde, avec plus d’assurance, avec le retour de fraîch­es cer­ti­tudes  — « Tes pieds sont sur la terre »  — et la réou­ver­ture du livre des anci­ennes images : « Les esprits errants captent la source  /  et les quelques ermites vivant comme des peu­plades  / refleuris­sent ». Qu’importe alors ma per­son­ne rétive ? N’est-ce pas pure ques­tion d’histoire et de généra­tions. Que je m’explique : mon arrière-grand-mère avait « vu » trois guer­res et moi une seule, avec quelques mas­sacres appelés géno­cides. Cela la fai­sait rire, à la fin, cette imbé­cile obsti­na­tion du meurtre. Moi pas. Je ris pour d’autres choses. Mais au-delà du sim­ple rire, je me réjouis pro­fondé­ment, de ce que le temps, mal­gré l’histoire présente, laisse enten­dre à un jeune poète que

« l’espérance fait escale sur la terre »

Que si même « Plusieurs mil­liers de voitures [ont été] brûlées  / cette nuit »… etc.,… c’est que « La colère est intacte », c’est qu’ «On ne peut pas se per­me­t­tre  / De baiss­er les bras »… 

Le monde, oui, est en marche, il va de l’avant, et entraîne le lecteur avec lui. Le recueil déroule ses vagues en défer­lements et ressacs, entre haut et bas, hymne au ciel, « ciel de mazout… ciel de cachemire, chant d’amour pour la dormeuse dont le rêve est péné­tra­ble, plongeuse de l’être du monde, entre Gil­gamesh, aux sources du lan­gage et de l’écriture, Excal­ibur, le Gol­go­tha et le Graal… Tout une remise en ordre de notre désor­dre, la dormeuse-rêveuse chante à son tour dans le chant de son chant…  Admirable portée des vers :

 

« dans ta gorge il y a le retour des dieux //  dans ta gorge respire Agapè mon autre moi-même //  et dans ton torse  /  il y a le Christ en croix qui souf­fle furieuse­ment dans ta gorge »

 

Syn­crétisme ren­du pos­si­ble par le fol élan du chant uni­versel, poésie somptueuse, ren­verse­ment des obsta­cles les plus effrayants  — « et je t’encourage à pos­er ton regard sur toute chose vivante  /  dilater ta con­science en vue  / de sup­port­er le grand pas­sage sans déchoir »  -, amour enfin, dernier mot et pre­mier mot de la vie.  Rien ne fera obsta­cle non plus à la litanie célébra­toire de Chris­tos… «  l’homme de boue… l’homme de fange… l’homme ver­ti­cal… ». Splen­deur d’une totale con­fi­ance. Beauté d’admirer. Inter­ro­ga­tions renou­velées, ou inces­santes ? : « Peut-être ai-je voulu plonger  /  Appa­raître sur le rivage depuis le fond cos­mique  / Marcher sur la terre des hommes… » Puis­sance de l’élan du vers, de la stro­phe, incan­ta­tion intime, rien ne sem­ble plus devoir men­ac­er la sta­bil­ité retrou­vée ni ce qui sait «Ray­on­ner dans l’air nup­tial ». Il arrive au lecteur atten­tif frap­pé à la poitrine, au cœur, de par­ler de « bon­heurs d’écriture » : le Poème que développe Gwen Gar­nier-Duguy est bien au-delà de ce com­pli­ment somme toute mesquin, il est tout entier soulève­ment et relève­ment de l’écriture sou­vent si chiche et mesurée de notre temps, si peu ent­hou­si­aste même si elle se veut « poésie » qu’elle ne saisit pas l’hier, l’ici, le main­tenant et le demain à pleins bras, mais comme avec des pincettes et en grinçant atro­ce­ment, pour qu’on la prenne au sérieux. Ce  Corps du monde » n’a nul besoin de telles con­tor­sions, de tels sim­u­lacres, il « dis­tille le vin mûri de la légende », la Rose des vents est son leit­mo­tiv, sa table d’orientation, et l’on saura désor­mais où l’on va avec ses « Douze poèmes d’amour dans le sein mater­nel », soit, pour revenir aux pages précé­dentes, là où

 

« Il y a les vers  /  luisants  il y a  /  la parole qui sauve  //  Il y a les bras  /  d’honneur  il y a  / l’indéfectible refus de l’échec. »

 

Il n’est aucune vio­lence affichée dans cette poésie, mais de la douceur plutôt, une douceur qui est une sacrée gifle que j’imagine portée au non-vis­age de notre temps, à sa stéril­ité con­sen­tie par défaut d’amour et de soin,  une douceur qui est un crachat à la face avare de ceux-là qui se pensent libres parce qu’ils croient savoir com­ment vivre leur vie avant toute autre vie. Cette douceur-cam­ou­flet, je la lis dans  ces vers :

 

« Une âme bleue est entrée  /  dans le tem­ple de ton corps  /  Elle se baigne et se con­fond  /  dans le bleu de tes eaux » 

 

Notre vie est sans doute un « chemin de Damas », nous revenons sans cesse sur nous-mêmes, à moins d’être sourds et aveu­gles au sens : « Une man­tille tramée d’or /  s’envole par le chant du muezzin  /  depuis le minaret de Jésus  /  La grande mosquée des omeyyades nous salue ». Le poète fait con­fi­ance au monde. L’islam, certes, pose ques­tion, mais il ne sera pas la pierre d’achoppement. Nous ne pou­vons suc­comber à « la stratégie du mal ».  Le poète est du par­ti de l’épopée, et l’on sait qu’il n’en est pas de noire pos­si­ble, et que

 

« L’homme c’est l’épopée  /  et l’épopée se lève à l’or des profondeurs ».

 

Le poète a con­fi­ance. Il sait que l’Esprit nous porte. Il a pris la mesure du monde. Il ne le craint pas : « Entre ter­reur et vio­lence  /  J’ondule dans un feu mon­tant   /  Je suis votre bais­er de l’ange ». Cela nous vaut une rafale de « Pen­sées par­ié­tales », tran­chantes comme le vent, vives et posées dans l’instant telles des haïkus, toute une eau claire ruisselante, 

 

« Bain de jouvence
où se révèle
l’homme »

 

Je l’avoue, à ce moment de ce livre de char­nelle spir­i­tu­al­ité, de beauté tirée des gouf­fres, d’élan supérieur, de refus de la soumis­sion au doute, de con­fi­ance, de foi donc, je vois l’homme mieux que je n’ai su le voir jusqu’ici, l’homme « arbre qui marche », l’homme-figure selon le poète :

 

« Le monde con­tient une attente
Et la fig­ure c’est l’homme »

 

 Ma sécher­esse sar­cas­tique n’atteindra pas à quelque sain­teté que ce soit, elle n’y pré­tend pas, ni pour moi ni pour l’homme. Peut-être parvien­dra-t-il, lui, à croire et à s’aider de sa foi renou­velée pour devenir homme tout entier et beau, et bon ; peut-être y parvien­dra-t-il aus­si sans autre foi qu’en lui-même, comme je l’ai moins cru que par­ié. Mais quoi, Pas­cal ne fai­sait-il pas des paris lui aus­si ? Ah, voilà que ça me reprend. Ver­tu d’un très grand livre, d’un poème puis­sant, lumineux et unique, d’une médi­ta­tion ancrée dans le limon pre­mier, dans le ciel, dans l’apaisement de la force supérieure alliée à notre faib­lesse, dans l’abandon des peurs, dans l’amour du monde créé.

Michel Host  — Le 7 / IV / 2014

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Jean Mai­son

Brève bio­bib­li­ogra­phie

Jean Mai­son vit dans le sud de la France. Il est poète et pro­duc­teur négo­ciant de plantes médic­i­nales. Par­mi ses poètes de référence fig­ure Reverdy, et il a été l’ami de René Char. Dans Recours au Poème (mag­a­zine en ligne), Matthieu Bau­mi­er écrit : « Jean Mai­son, poète nos­tal­gique du sens, oui, mais poète qui regarde en direc­tion de « la vie loin­taine ». Qu’est-ce à dire ? Que le regard porté en apparence vers le passé est en réal­ité action sen­sée en direc­tion de ce qui vient. Qui ne saisit pas cela ne peut com­pren­dre com­bi­en la posi­tion et la poésie de nom­bre de poètes pro­fonds du temps présent sont essen­tielle­ment révolutionnaires. »

 Il a pub­lié : aux Monédières : Grave, (1987), Con­tre la terre même (1996), Le jour Sylvestre (1997) ; chez Jean-Michel Pon­ty : Tranchée ouverte (1990) ; chez Adélie : Une vague dans l’étau (1993), À dos de loup (1995) ; aux Éd. de L’envol : En revenant sur nos pas (1999) ; chez Myrd­din : Tran­quille comme un jeu de quilles (2000) ; à L’Atelier de l’Agneau : Géométrie de l’invisible (2000) ; chez Far­ra­go : Ter­rass­es stoïques, (2001)[*], Con­so­la­men­tum (2004) ; chez Vir­gile : Jan Voss : un pas devant l’autre ; chez Rougerie : Araire (2009) *] ; chez Ad Solem : Le pre­mier jour de la semaine (2010)[*]

[*] Ces recueils ont été chroniqués dans La Cause lit­téraire, rubrique La Mère Michel a lu 3

 

 

 

      

[1] Les dif­fi­cultés de la poésie de Gongo­ra ne se réduisent pas, bien enten­du, à la fig­ure de l’hyperbate.

[2] Lire de Marc-Alain Ouaknin : Le livre brûlé, lire le Tal­mud – Éd. Lieu com­mun (1990) et Seuil (1992)

[3] Cf. Livre de la Genèse, chapitre 1, et par­ti­c­ulière­ment les ver­sets 28 à 31. 

 

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