Boule­vards, métros, trams et funiculaires

 

Une fois parti
ne pas y penser
ne pas laiss­er parler
ce goût de cuiv­re sur la langue
la peur

crainte de ne plus pouvoir
voir enten­dre cette île
la regarder vir­er sur les mers
à bout des cayes.

ou pati
san menm sonjé
kitan ou ké viré

Tu l’observes de loin
à la lunette peut-être
quand tu dri­ves sur les mers
la voilà, là, entre les deux montagnes
C’est elle, c’est bien elle

 

Mwen andri­va­gasy­on

 

Quelles voies as-tu suivies ?

 

 

Boule­vards, métro, trams et funiculaires

un strapon­tin s’adosse aux parois
de crainte d’être surpris
quel enne­mi der­rière toi ?

métros, trams et funiculaires

kité kab­wa lari Bastè

 

quit­tée la tran­quil­lité des ter­res hautes
et les odeurs fraîches
herbes écrasées cochlaïa et glycérine

« et l’eau encore était du soleil vert »  dit L’éloge

quit­té leur ennui aussi
et l’attente dans le ciel bas du soir

revoir les matins jaunes
rougeoy­ant sur les mers

« et la journée est entamée
le monde n’est pas si vieux que soudain il n’ait ri » dit-il, encore

les jours se sont ridés à ton départ
mal­gré l’apparence immobile

les barbes au rebord des murs
se sont fripées
sous ton regard distrait
l’oiseau s’est tu dans les forêts
ses plumes mul­ti­col­ores ont embrassé la nuit
ont vis­ité les souterrains
à ta recherche

 

 

 

Boule­vards, métros, trams et funiculaires

Ain­si en temps anciens

par­tir

voy­a­jé

par­tir

voy­a­jé

 

pour fuir la honte.

 

Quelle faute t’éloigne du pays ?
Toi,
un enfant dans le ventre
ou toi
l’erreur  comptable
ou toi
un amour contrarié
toi, oui, toi
la faim au ventre
et toi
qui frère de rats
dans le ven­tre d’un navire
fuis loin du désir de tuer.

 

 

Dévir­er, virer,

rou­vir­er

Remet­tre pied sur terre
Piéter

Viré pyété ?

 

Dans l’attente,
seul le désir

Pays rêvé

pit­toresque…
images et souvenirs

tu te souviens ?
une tralée de mensonges

autre­fois…
Un cat­a­logue d’idées fausses

en ce temps-là…
un wélélé de gestes arrêtés

le jour où nous sommes partis…
un cal­en­dri­er de cer­ti­tudes usées

Pays-men­ti

Pour moi, j’ai retiré mes pieds…

 

 

 

Lorsque le son incisif d’un avion
lorsqu’une bar­que au lointain
lorsque la terre qui s’avance
lorsque les villes qui se précisent
lorsque le pied posé

la chaleur s’en­gouf­fr­era en toi
gon­flera tes veines
d’une joie étouffante
tu par­cour­ras les quais
Delgrès,
les boulevards
Légitimus
les grandes artères
Achille-René Boisneuf
les rues
Mortenol
Amédée Fengarol
les places
Gourbeyre
les rond-points
Ignace

lorsque tu auras cru
Pays-menti
car insuff­isam­ment vu
et si mal regardé
par ton désir étour­di de bonheur

après seule­ment

ou ké pyété

tu ouvri­ras les yeux

lè ou ké wou­vè zyé
an ti larèl lapwent
an ti wèt ka fofilé pa dèyè
ti-wèt gran van mété dèwo

tu ouvri­ras les yeux
sur  les ruelles insanes
mis­es au jour par grand vent
étroitesses et pus­tules plan­quées dans le silence

pas de plongée du jaune sur les mers
non pas le ciel trop bleu
non pas, non pas
le blanc de ces bâti­ments fiers,
non
plutôt le gris des bois usés
lavés des pluies
la couleur fauve des cas­es abandonnées
et des bal­cons rouillés
et la faim, tue
comme un reproche
per­son­ne ne meurt de faim dans ce pays
juste à la lim­ite de l’inanition
dans des 206 flam­bant neuves
quelques bil­lets par mois
et puis silence  ( ! Pé sèk !)

enfin
tu auras accosté.

 

 

Ne crois pas
les véhicules qui engor­gent les routes
ne crois pas l’air climatisé
ne t’arrêtes pas aux beaux hypermarchés
et cette bouffe qui déborde
dégorge son arro­gance de pays riche
ne monte pas les vit­res du 4x4 (katkat)
ne fixe pas les jambes et leurs effets étourdissants
ne laisse pas les hanch­es t’embrouiller
et les fess­es ser­rées dans des bustiers étroits
ni les corps qui débordent
te détourner
des flaques de boues
des canaux qui empor­tent les corps
par temps de pluie

 

(lodè kan­nal Raizet
lodè la pwent jarry
lodè déchaj an hotè Zabitans)

 

N’accorde pas foi aux ripailles
qui se suiv­ent de décem­bre à avril
Pâques sur les plages (Ah, Damas !)
la soif sait bien se travestir
belle et déli­cate forfaiture.

 

 

Seule une jeunesse irritée
toise l’arrogance
men­ace d’un regard
à grands fra­cas de mobylettes trafiquées
dans les ruelles désertes
seule cette jeunesse
traque la dif­férence masquée
tente de la réduire au silence

furie
les armes lardent
les armes poignardent
piquent
découpent
vrillent
souf­flent la vie

 

avè mi nou
sé nou kila

oui, nous sommes là
maintenus
en suspens
et le soleil

gran solèy tou bonnman

vire et volte
et c’est ça, oui, c’est ça
comme ça
belle ban­lieue des tropiques
ici
des jeunes hommes pétaradent
devant femmes en stupeur
devant hommes silencieux
ici
les plus âgés rêvent leur passé

il fut un temps

kon­vwa
koud­men
lafan­mi
frè an mwen
lézonm
timal
sé nou menm ki la
pa ni bizwen varé
sé yon a lot
on men ka lavé lot
antan­lon­tan
kon­frèd­man­ti

Pays-men­ti !

 

 

 

Une faille souterraine
creuse les temps à venir.

Riche notre terre

encore dotée
ah oui,
de plantes à profusion
ficus qui attaque­nt les nuages
palmiers puissants

oui
riche

de lianes en coins et recoins
une débauche de vert et d’eau
sur les pier­res, les arbres

encore riche

de tuber­cules empoisonnés
planter hors-sol, peut-être ?

riche notre pays
de voiliers qui se bercent
à dis­tance du Carénage
familles discrètes
qui dimanchent à l’ilet Caret (Ah ! Damas, toujours !)
mess­es privées
à l’auvent des chapelles intimes
et puis l’indifférence
gril­lages fer­més sur jardins enchanteurs
la paix la paix la paix dans l’ignorance

 

 

Alors sous le silence
la faille qui s’élargit
rêve d’un envol de mouches
sur les corps

 

souprann
chaviré ko
chawayé zo
chik­tayé labitid

 

et cela aussi
volcans
soubresauts
change­ments d’humeurs

le feu qui couve
est la patience de l’île
et celle des hommes aussi

de petits tressaillements
en grands effondrements
les hommes s’accordent à leur sous-sol
s’adossent à la hardiesse de leurs mornes
s’accouplent à la furie de leurs mers
et se nourrissent
obstinément
de la sub­stance d’une île qui tait ses explosions
et les cajole en grogne­ments sourds

 

Apa­tou­di
Mmh, ou kom­prann di
Mmh, Pra kwè di
Ou tann di
Nou abo di
Nou ja las di !
Défyé’w !

 

 

Alors
pyété, oui,
en pays libéré des souvenirs
en pays vrai
sans kab­wa ni katkat

Piéter en pays au-delà
plus grand plus haut
délivré de l’enfance

Pren­dre pied en pays tel-quel
qui d’un pas déjà vieux
porte sa charge de bour­geons nés
sur toutes ter­res et sur tous continents
Demain.

 

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