1

Voici que le mis­tral a des quintes de toux
Et que la moin­dre feuille en devient convulsive.
Il tour­mente la tuile, arrache la lessive,
Plaque sur l’horizon la bosse du Ventoux.

                                     2

Des fleurs dont j’ignore le nom, dans l’herbe folle,
Me regar­dent pass­er de leurs beaux yeux d’azur.
Si je le con­nais­sais, y perdrais-je ? – À coup sûr
Le sen­ti­ment d’avoir appris à leur école.
 

                                   3 

Le monde était plus vaste au temps des Gionos
Et la Provence plus âpre­ment romanesque.
Quelle hor­reur, les faubourgs égrenés de Manosque ;
Quel ennui, ces nou­veaux con­tes régionaux.
 

                                     4

De la Sainte-Vic­toire une brume, aujourd’hui,
Ne garde qu’une trace à peine rose, comme
Si, dans la nuit, Cézanne avait passé la gomme
Ou glis­sé le mod­èle au fond de son étui.
 

                                      5

Le ciel était si clair encore, ce matin,
Qu’il sem­blait appel­er le vent et les orages.
Si pais­i­ble que fût celui de mon destin,
Il s’est vite rem­pli d’ombres et de mirages.
 

                                      6

À présent vul­nérable au talon, comme Achille,
Je vais à pas comp­tés, qui fus jadis agile.
Je ne vois plus très bien, je n’entends plus beaucoup,
Hors le nimbe de l’aube et l’appel du coucou.
 

                                        7 

Vivre est une façon d’abolir le possible.
Mais chaque nuit je rêve et com­bine autrement
Divers morceaux du puz­zle où mon cheminement
S’inscrit dans le réel et dans l’irréversible.
 

                                        8 

Annette, Jacque­line, et Michèle, et Monique
Nicole, Hélène (vous, peut-être, et qui demain ?)
Recom­posent les traits de mon amour unique,
Son sourire qui ment, la douceur de sa main.
 

                                        9

On devrait n’aimer qu’une fois, ou n’aimer point,
Sinon la poésie ou la mathématique.
Et pour le reste avoir la ver­tu du pingouin
Bipède et monogame. Au sur­plus, c’est pratique.
 

                                         10

Tel fut d’ailleurs, je m’en avise, mon instinct :
J’aimai les vers, par­fois les jeux pré­cis des nombres.
Com­ment alors saisir ce qu’à de peu certain
L’algèbre de l’amour, ses voltiges, ses ombres ?
 

                                         11

Celle que sans espoir j’aurai le plus aimée,
Son manque s’était fait en moi si permanent
Qu’il en avait acquis le pou­voir rayonnant
D’une présence à tout moment réanimée.
 

                                         12

Ce sub­lime rap­pelle une chan­son cynique
Dont la suite se perd dans un lalalala,
Et qui dénonce un trait de l’amour platonique :
« Je t’aime encore mieux quand tu n’es pas là ».
 

                                         13

De la beauté qu’au détri­ment de sa magie
Le désir accom­pli trans­forme en énergie
Je voulais ne saisir que les pures auras.
Or un tiens vaut, dit-on, mieux que deux, tu l’auras.
 

                                         14 

Mais avoir une femme, au vrai, quelle infamie,
Et que nous reste-t-il quand les sens se sont tus ?
– À con­sen­tir au jeu truqué d’ami-amie.
Ce sont elles, alors, je crois, qui nous ont eus.
 

                                         15

À ceci près qu’un peu de l’aura nous écure
Du mal que la rancœur du corps nous a coûté,
Comme un ange veil­lant sur cette part obscure
Qui, sans désir, laisse un tour­ment d’amputé.
 

                                         16

Je t’aime n’est ain­si peut-être qu’un je m’aime,
Et l’aimée un pré­texte, un sim­ple substitut
De cet amour de soi qui souf­fre encore, même
Quand le vous cir­con­spect cède aux élans du tu.
 

                                         17

Ména­geons donc la bête, et qu’elle ait son content
Mais ne se mêle plus des affaires de l’ange.
Vouloir les accorder, c’est ris­quer un mélange,
Comme de mari­er la licorne et le taon.
 

                                          18 

Et soyons indul­gents, jusque dans ses écarts ;
Pour l’âme volon­tiers encline à la tempête,
Car il faut avouer aus­si qu’elle s’embête
Et rue à les cass­er, par­fois, dans les brancards.
 

                                          19

Plus friv­o­le que lui, beau­coup moins dogmatique
Mais un peu plus pré­coce, à l’âge de huit ans,
Comme Dante j’ai vu la fig­ure mystique
Et demeure le plus naïf des débutants.

                                          20

Elle m’a préservé du genre Pompadour
Ou Car­men, mais soumis à la Dame hautaine
Ou sans mer­ci. Courons alors la prétentaine,
Ô bergères, sec­ours bénis du troubadour.

                                         21

J’aime écrire des vers comme un autre jardine
C’est tra­vailler sans fruit, œuvr­er comme on s’endort
Le soir, sous le cou­vert d’arbres ruis­se­lants d’or
Que d’autres ont plan­tés. N’importe : qui dort dîne.

                                         22

Et je voudrais mourir comme on referme un livre
Que l’on n’a plus besoin de relire : on en sait
Chaque page par cœur et cha­cune délivre
Du long souci de vivre et savoir ce que c’est.
 

                                           23 

Sur le fond, je m’accorde avec Mon­sieur Jourdain :
Tout ce qui n’est pas vers, et vers exact, est prose.
Mais, qu’on le laisse en friche ou l’amende, l’arrose,
La rose peut sur­gir du sol de tout jardin.
 

                                              24

Car à quoi bon aller à ligne, si rien
Que notre fan­taisie en décide ? La règle
Qui soumet le changeant flu­ide aérien
Vaut pour le san­son­net, le paon, la buse, l’aigle.
 

                                               25

Mais le culte du vers ni la désinvolture
Ne don­nent du génie. Il faudrait en avoir
Avant de s’engager dans la mésaventure
De roucouler sans voix, babiller sans bavoir.
 

                                               26

On aime nav­iguer sur une mer étale.
La houle seule autorise de beaux effets
D’écume, de roulis. La bour­rasque est fatale
À ceux qu’un mal de mer révèle contrefaits.
 

                                                27

On ne gou­verne rien. Si l’on est gouverné,
Dieu sait quel mau­vais tour la muse volubile
S’apprête à nous jouer tan­dis que l’on jubile.
Mieux eût valu sans doute en être abandonné.
 

                                               28

Elle peut se con­duire aus­si comme ces pions
Iniques, tou­jours prêts à nous coller cent lignes.
Plutôt que les bâcler, nous devons rester dignes
De l’orgueil du péché qu’ainsi nous expions.
 

                                               29

On n’est jamais un pur et sim­ple exécutant.
Mais se vouloir en tout rare, un inorthodoxe
Vir­tu­ose d’un art sans con­traintes, autant
Jouer du vio­lon avec des gants de boxe.
 

                                                30

En Suède, j’ai lu, dans un hum­ble murmure,
Mes vers, là-même où l’ont débat du Prix Nobel.
On était douze ou treize, et j’ai reçu ce bel
Hom­mage – c’est choli – d’une dame un peu mûre.
 

                                              31

De quelques mots dis­tincts de poids et de métal
Réu­nis par l’aimant sou­verain de la rime,
Par­fois le sceau d’un dieu sur la page s’imprime.
Dans le pos­si­ble gît le secret du fatal.
 

                                              32

Si tu ne sais, rimeur, où ton vers rebondit
La rime, elle, le sait, et longtemps à l’avance.
Ta lib­erté se tient toute dans sa mouvance.
Écoute-là. Le sourd seul se croit plus hardi.
 

                                              33

La langue est un nuage où l’éclair se prépare
Et naît d’un choc bru­tal entre ces deux degrés :
Un excès de chaleur que soudain désempare
Celui de la froideur du mètre aux pas sacrés.
 

                                             34

Poète, eh, laisse un peu ces airs de pythonisse
Et de vouloir dor­er les clous de ton bazar,
Même si cet aveu te vaut une jaunisse,
Recon­nais-toi l’enfant de Paresse et Hasard.
 

                                            35

Le savant nous apprend que chaque particule
Est une onde, et chaque onde inonde tout un champ.
Croire qu’un vers, par­fois, s’accorde avec le chant
Qui rav­it l’univers, est-ce si ridicule ?
 

                                              36

Car enfin si Dieu même est avant tout le Verbe,
Peut-être, par instants, bégayons-nous pour lui
Ce qu’il nous a lais­sé chercher sous ce qui luit :
Un coin d’ombre à l’abri de quelques touffes d’herbe.
 

                                                  37

Tel croit que l’univers est une illusion,
Tel autre voit partout une preuve contraire
Et j’emprunte à cha­cun ma pro­pre vision
Des choses. C’est un bon moyen de se distraire.
 

                                                    38

Par exem­ple d’avoir, d’un seul coup de rabot
Mal­adroit entamé son pouce. Ou lais­sé frire
Son âme sur le gril à cause d’un sourire
Qu’on n’emportera pas dans l’ombre du tombeau.
 

                                                    39

Mais si vivre est rêver, même à l’état de veille,
À quoi m’éveillerai-je en ces­sant de songer ?
À la clarté sans feu dont on nous dit merveille ?
Au pur pro­fond som­meil sans pâtis ni berger ?
 

                                                     40

De la même façon, d’ailleurs, on finira.
Or j’entends dire aus­si que l’on récapitule
Toute sa vie avant d’avaler la pilule
Fatale, que l’on fût sans tache ou scélérat.
 

                                                     41

À la longue pour­tant je m’en suis convaincu :
Il se peut qu’au moment d ‘évac­uer la piste,
Plutôt qu’à ce flash-back inté­gral on assiste
Au défilé de tout ce qu’on n’a pas vécu.
 

                                                     42

Mais avant que de vivre, ou de rêver, qu’étais-je ?
Quel pos­si­ble déjà dans le jeu contenu,
Qui, longtemps dif­féré par un hasard stratège,
Se révèle, joué, nul et non avenu.
 

                                                      43

Mal­gré moi, je me sens obscuré­ment complice
Des plans qu’il a sans mon adhé­sion dressés
Pour que tout le pos­si­ble émerge et s’accomplisse.
Hors du temps, ni les dieux ni Dieu ne sont pressés.
 

                                                      44

Et quand leur volon­té, dans la matière brute,
Hante une nuit pro­fonde et qu’agite un grand vent,
C’est aus­si pour rêver que sa pesan­teur mute
En buée où naît l’âme insta­ble du vivant.
 

                                                       45

Tout paraît et s’efface à la même seconde.
Et de l’effacement en même temps le monde
Resur­git, rou­vre et clôt d’autres et mêmes yeux
Pour de mêmes amours, d’autres mêmes adieux.
 

                                                       46

Ici, le phénomène appa­raît sans mystère
Comme s’il s’exondait du fond de l’océan
Qui recou­vrit longtemps l’horizon planétaire
Et sem­ble désor­mais plus vieux que le néant.
 

                                                       47

C’est qu’il est jeune et vieux à la fois, comme l’heure
Qui passe d’heure en heure et fuit en ondulant
Sur une houle dont le bal­lant ne nous leurre
Qu’à demi, car le rythme en est rapi­de et lent.
 

                                                       48

Il est celui du temps qui va vite et lambine
Et qui, déjà passé, renaît tou­jours à neuf,
Œuf sor­ti de la poule et poule de son œuf,
Fil docile aux deux sens où tourne la bobine.
 

                                                         49

L’instant même où l’on sait qu’elle s’arrêtera
Sem­blera frais éclos sous les astres, comme une
Fleur can­dide soumise à la règle commune :
Tout s’en va sans par­tir (c’est comme à l’opéra).
 

                                                          50

J’ai cou­ru deux cents vers comme si, qua­tre à quatre,
Je me pré­cip­i­tais le long d’un escalier,
Là man­quant une marche ou sautant un palier,
Vers un rez-de-chaussée où pend cette pancarte :

                                                                         FIN

 

Puimichel, 21–30 avril 2014

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