Lire L’attente de la tour c’est entr­er en lec­ture comme on entre en prière – se dis­pos­er à l’écoute atten­tive d’une voix de fin silence, celle même qui vibre dis­crète­ment, au cœur des poèmes de Régi­nald Gail­lard, homme à genoux, ten­dus, bras au ciel ; celle qui se fait l’écho de « celles qui désor­mais appar­ti­en­nent au silence – les vivantes comme les dis­parues. » Mère, sœur, fille, amie … autant d’êtres chers qui sont de l’arche des vivants de ce monde ou de l’autre – autant de lumières aux­quelles nos exis­tences sont unies. Ecou­tons le souf­fle des vers trem­bler de leur éclat pudique, et touch­er en nous la corde la plus sub­tile : Ecoute le temps du silence / on croirait le par­adis. Ce par­adis espéré dans la brûlure d’un feu présent, Telle une lame rougie, un chant – celui du poète qui, ici, s’ouvre aux hommes, ses frères, avec l’amoureuse patience d’un cœur offert, et avec l’écharde dans la chair qui a lais­sé sa blessure à vif – Il reste à partager les larmes de sang d’un ciel écorché –. Oui, d’un lieu que nous ne sauri­ons nom­mer, quelqu’un nous appelle à la lec­ture des psaumes / nuit après nuit. Ce par­adis qui naît en ces paroles pré­caires – où larmes de peine et de joie, vie et mort se mêlent en une action de grâce – là, dans ce geste aban­don­né de la femme « qui de son cheval caresse l’encolure », ou « d’un homme per­du, les yeux / grands ouverts et la bouche hurlante de fusion » – quelque chose, un rien, se brise – tombe en terre et porte le fruit d’humaine con­di­tion et de grâce : Voici l’homme – un corps, une âme en offrande pour la vie des hommes, « pour que les mots de la prière por­tent au-delà ».

« J’ai croisé l’homme sans ombre. / A son pas­sage, je me suis retourné – et j’ai cru ». Cet homme nous appelle, il est là, présent, en nos angoiss­es, nos larmes retenues ou ver­sées, nos joies : Présence plus intime à soi-même que soi – voici l’homme qui laisse tout à la fois le poète dému­ni et riche – riche d’autrui — riche du partage des voix, d’un chœur humain et divin à la fois. Car son pas défriche ; « ses mains sèment. / Son corps donne, là / où manque l’essentiel. Il n’a rien ; mais il est tout» Ce « tout » recon­nu et mendié n’est-il pas ce « par­adis » unique et recher­ché ? Celui de l’attente de la tour – cette attente nour­rie à la Parole, à la Source – un par­adis auquel nous aspirons au plus intime de nous-mêmes — comme l’exprime l’impératif de la pre­mière per­son­ne du pluriel, Pri­ons, qui, sous la plume de Régi­nald Gail­lard, revient comme une exhor­ta­tion frater­nelle – comme si, en ce fond, poésie et prière ne fai­saient qu’un – comme si, la parole humaine se lais­sait être espace vide, pro­fondeur, matrice req­uise à l’inhabitation, à la pléni­tude d’une Parole qui la précède et la fait naître comme elle naît en elle : « Je veux bien chanter pour toi, mais donne-moi tes mots, / ta musique, car mon ven­tre ne porte plus aucun fruit, / car mes mains sont mal­ha­biles et me trahissent » – Le poète qui se recon­naît pau­vre, frag­ile ne s’en dés­espère pas, mais se tourne vers celui qui n’a pas peur des cœurs desséchés parce qu’Il les retourne, les opère à cœur ouvert. Régi­nald Gail­lard se risque alors au com­bat avec l’Ange. Alors oui, « il fau­dra toute une nuit se bat­tre … avec l’invisible » – qui, mal­gré nous, nous sauvera. Aucun regard résigné ici, aucune amer­tume ni aucun regret, mais une vie qui, dans la nuit, bat au pouls de l’homme qui est ce qu’il dit – une vie qui se fait tout entière poésie pré­caire, écri­t­ure de la faim, du cri, louange vibrante : « donne-moi à enten­dre ton chant / de louanges, pour pass­er cette nuit : / qu’elle ne soit pas celle de ma perte, / et de la fuite de la mélodie que je cherche. » En ces mains vides, en cette parole retrou­vée dans les souter­rains de l’âme, quelqu’un « nous ras­sure et nous assure », nous comble d’un souf­fle secret : parole d’espérance, parole du tré­fonds qui prononce le grand oui à la vie éter­nelle : « Amîn »  revenant comme un cri dans les poèmes d’Autour de la tour per­due tan­dis que ceux de Tableaux nous rap­pel­lent à la terre, à notre con­di­tion d’homme mor­tel, au milieu des autres hommes : « c’est avec eux que je fini­rai, pour, enfin, com­mencer de vivre, en vrai, dans la sim­plic­ité des gestes gra­tu­its ». Le recueil de Régi­nald Gail­lard nous con­duit alors à « recom­mencer », à recevoir la force de la Parole qui nous élève et nous appelle à être ce sel. Car sans elle, sans la Parole, avec quoi salerons-nous ? « C’est, chaque matin, un chemin que nos pas / inven­tent dans le sou­venir de Ta Parole ».

Alors, nous pour­rions nous ris­quer à dire que la mys­tique fonde l’écriture poé­tique de Régi­nald Gail­lard avec l’élégante déli­catesse des métaphores qui sont l’expression d’une vraie pudeur dans la parole, une écri­t­ure tournée vers l’intérieur qui donne à saisir une sig­ni­fi­ca­tion nou­velle : l’importance divine du quo­ti­di­en, la présence du sacré dans le pro­fane. Jamais cepen­dant le poète « ne perd pied » : il reste pro­fondé­ment ancré dans sa con­di­tion d’homme mor­tel – « Les cen­dres d’un absolu mor­tel fument encore. Je les regarde, atter­ré : c’est moi qui ai mis le feu ». Et c’est le principe même de son incar­na­tion qui déter­mine son écri­t­ure : « tra­vers­er le désert n’est rien d’autre / que se tra­vers­er, et se tuer, afin, déposé, de renaître à la vie, les yeux clos, pour sen­tir mieux pénétr­er le tran­chant de l’acier, acéré au silence de la prière, dans les chairs meur­tries. » Le poète qui par­le peu de soi se rend atten­tif à ce monde, à ses instants, heureux de petits signes de la présence divine. Le chemin ne mène pas au tem­ple, il est lui-même le tem­ple, « avec, entre les let­tres, les clés du roy­aume ». Ain­si la poé­tique de Régi­nald Gail­lard comme poé­tique du dépouille­ment se révèle être une poésie pré­caire, une poésie où le peu sig­ni­fie un tout dont la mesure est au-delà de toute mesure, un tout qui nous incombe et devant lequel nous nous tenons avec un respect religieux : « Et toi, fébrile, qui bouil­lonnes dans tes esquiss­es. / Prends patience, pas à pas, / jusqu’à oubli­er le chemin qui mène à lui. »

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