Ce recueil pub­lié en Alle­magne chez Odile Ver­lag donne une impres­sion de déjà vu. Ce n’est que pure­ment visuel car les poèmes qui le com­posent me sont, pour la plu­part, incon­nus. Mais l’al­lure générale de cette édi­tion bilingue rap­pelle étrange­ment les livres que pub­li­ait à l’en­seigne des Édi­tions en Forêt le regret­té Rüdi­ger Fis­ch­er… C’est d’ailleurs ce dernier qui a traduit en alle­mand les poèmes d’Odile Caradec. Il faut arriv­er à la page 183 pour que les choses s’é­clairent. Dans un Hom­mage à Rüdi­ger Fis­ch­er, Odile Caradec écrit : “C’est grâce aux tra­duc­tions de Rüdi­ger Fis­ch­er restées inédites que ce livre peut paraître aujour­d’hui.” (Elle avait pub­lié qua­tre livres chez Ver­lag Im Wald). Mais elle n’en dit pas plus. Il faut tomber par hasard sur un papi­er paru dans La Nou­velle République du 28 décem­bre 2013 pour décou­vrir l’his­toire du présent livre. Une admi­ra­trice (par ailleurs pro­fesseur de vio­lon à Ham­bourg)  d’Odile Caradec (qui joue du vio­lon­celle), ayant “enten­du par­ler de cette dernière dans des arti­cles de l’heb­do­madaire cul­turel Die Zeit est venue [la] ren­con­tr­er à Poitiers”. D’où la nais­sance de ce livre et… la créa­tion d’Odile Ver­lag ain­si nom­mée en hom­mage à l’au­teur ! Et il faut aller à la page 196 de République Terre pour com­pren­dre qu’il s’ag­it d’une antholo­gie com­posée à par­tir de poèmes choi­sis dans cinq ouvrages parus de 1996 à 2003 en France et aujour­d’hui épuisés mais aus­si de trois ouvrages encore disponibles  dont l’un, Le Sang, Cav­a­lier rouge (Sac à mots édi­tion, 2009) est déjà, en par­tie, une antholo­gie… C’est dire que les “anciens” lecteurs d’Odile Caradec risquent de retrou­ver des poèmes déjà con­nus d’eux…Mais mieux vaut un plaisir renou­velé que pas de plaisir du tout !

    Cette antholo­gie est donc une bonne façon de décou­vrir l’œu­vre d’Odile Caradec. Le ton est don­né dès le pre­mier  poème par ces vers : “On m’a per­mis de m’ap­pel­er Odile / de com­mencer mon nom par un  grand O / vide // Qu’au­rais-je mis dedans sinon des cerceaux / et des ronds de cha­peaux”… Quand Rute­beuf écrivait quelque sept siè­cles plus tôt : ” O est rond. O ren­ferme en son cen­tre un espace”… Odile Caradec abor­de la réal­ité sur le mode de la fan­taisie et l’on pour­rait mul­ti­pli­er les exem­ples. Mais cette fan­taisie qui con­fine par­fois à la (fausse) naïveté (“Ô pré­cieux oph­tal­mol­o­giste / garde tes forces vives / pour opér­er la cataracte /  du gros œil du cyc­lope / (tu ne dois le rater)”) dit aus­si la vieil­lesse et la fin inéluctable qui l’ac­com­pa­gne. Cela donne alors des poèmes poignants comme ce Vio­lon désac­cordé qui com­mence ain­si : “En ce pays les femmes meurent / de la lente lente mal­adie d’Alzheimer / On les voit par­courir les allées de sable du temps / dans les manch­es vides du temps” ou comme celui sans titre qui s’ou­vre par ces vers : “La mort se rap­proche et prend bien soin de nous / avec de longues paus­es des sif­fle­ments d’orgue / On songe à Bach très vieux / il copi­ait la musique des autres”. Mais l’âge qui s’in­stalle est aus­si un moment de soif de vie, une occa­sion de prof­iter des bon­heurs sim­ples de l’ex­is­tence ; ain­si, cette prière : “Ô archange fron­deur, laisse-moi / enten­dre encore une fois / le bruit de la mer en automne / je foule avec une telle grat­i­tude / l’âme des feuilles en partance… ”

    C’est qu’Odile Caradec sait aus­si faire preuve d’hu­mour, ce qui est irrem­plaçable par les temps qui courent, de cet humour que les tristes sires au pou­voir n’ont jamais réus­si à empris­on­ner, de cet humour qui tourne en déri­sion les choses les plus sérieuses de la vie.  Je mets très haut ces deux poèmes, Fuites douces et celui dont je recopie ici soigneuse­ment l’in­cip­it : “Arrêter sa voiture en plein champ / piss­er tout douce­ment / et puis se caniger dans sa voiture chaude // Emporter les étoiles dans ses mains / oubli­er les ver­tiges de faim et de froid / de soli­tude”. Ces vers valent cent mille fois plus que les dis­cours résignés des politi­ciens, que les pro­pos men­songers des min­istres et que les paroles sin­istres de tous ceux qui ont renon­cé à chang­er le monde…

image_pdfimage_print