Rilke à Venise.
Autour du livre de Marc Alyn, Venise démons et merveilles

 

 

Planètes, je sec­oue le tis­su de la nuit
entre mes mains qui pensent par silence
et vous tombez en fruits, en feuilles, en sable
dans la bouche inlass­able des ruisseaux.

Ici, où tout se joue près de l’arbre et de l’eau
sur cette étroite Terre inscrite dans le verbe
à jamais au mot vert
l’univers infi­ni et ses océans d’astres
n’est que l’air qui commence
aux branch­es du verger 

 

(Jean Orizet a retenu ce poème de Marc Alyn dans son antholo­gie thé­ma­tique Poésie de langue française, Paris, éd. du cherche midi, 2013, p. 183.)
 

A lui seul, ce poème de Marc Alyn per­met de pren­dre con­science de ses affinités élec­tives avec la poésie de Rain­er Maria Rilke. Né en 1937, onze ans après la mort de celui qui, comme il le rap­pelle, s’éteignit en Suisse, à Val Mont, à l’âge de cinquante et un ans seule­ment, atteint, d’une sep­ticémie foudroy­ante due à une piqûre de rosier alors qu’il cueil­lait des fleurs, Marc Alyn sem­ble clore ce poème sur un mot, « verg­er », qui est, au pluriel, le titre d’un recueil de poèmes français com­posé par l’écrivain d’origine autrichi­enne dans les derniers temps de sa vie, entre jan­vi­er 1924 et mai 1925.

Mais cette fin est une ouver­ture, et Marc Alyn la conçoit comme telle puisque c’est, même pas à ce que Paul Valéry a  appelé dans « Le Cimetière marin » (traduit par Rilke en alle­mand) « la nais­sance du vent », mais à « l’air qui com­mence / aux branch­es du verg­er », que tout s’ouvre : das Offene, l’Ouvert, est essen­tiel dans la poésie de Rilke, et en par­ti­c­uli­er dans ces deux recueils majeurs, pub­liés l’un et l’autre en 1922, qui sont les Elé­gies de Duino ou Elé­gies duinési­ennes (tra­duc­tion lit­térale de Jean-Yves Mas­son pour Duineser Elegien) et Les Son­nets à Orphée (Die Sonette an Orpheus).

Bien des années aupar­a­vant, comme le rap­pelle Marc Alyn, « le futur auteur des Son­nets à Orphée avait déjà perçu à ses côtés la présence de l’ange, iden­ti­fié tan­tôt à l’inspiration et tan­tôt à la mort » : l’Ange du Méri­di­en, célébré dans les Nou­veaux Poèmes (Neue Gedichte, 1907) après une vis­ite de la cathé­drale de Chartres en com­pag­nie d’Auguste Rodin, dont il était alors le secrétaire,

 

Ange souri­ant, sen­si­ble figure
bouche faite de cent autre bouch­es[1]

 

Précédem­ment, — Marc Alyn prend soin aus­si de le rap­pel­er, Rilke avait reçu à Tolède la leçon de l’Ange du Gre­co, « d’essence flu­ide, fleuve ruis­se­lant entre les deux roy­aumes : l’ange dans le cer­cle le plus vaste de l’esprit, défaite et ascen­sion ». Mais c’est surtout à la fin de l’année 1911 et au début de 1912, que, comme l’écrit Marc Alyn, « le Mes­sager ailé de Duino s’avère d’une autre trempe : sa mis­sion con­cerne Rilke per­son­nelle­ment. Il a tra­ver­sé les espaces, les ciels, à seule fin de com­mu­ni­quer au poète des nou­velles de l’Ouvert et l’initier au verbe des étoiles ». Tel est le mes­sage de la pre­mière des Duineser Elegien :

 

Vienne le jour enfin, sor­tant de la voy­ance encolérée où je chante la gloire et la jubi­la­tion des anges qui l’agréent.

 

En 2005, Marc Alyn avait pub­lié aux édi­tions de Bar­tillat un livre inti­t­ulé Le Pié­ton de Venise, « livre vivant », écrivais-je en 2011, « sur une ville qui passe par­fois pour une ville morte »[2]. Il y évo­quait, dans la par­tie médi­ane, « Sept voyageurs trans­fig­urés » : Gabriele D’Annunzio, Joseph Brod­sky, Richard Wag­n­er, Byron, le baron Cor­vo (alias Fred­er­ick Rolfe), le dessi­na­teur Hugo Pratt et Ezra Pound. Il con­vient d’y ajouter Marc Alyn lui-même, orig­i­naire de Reims, habi­tant aujourd’hui Paris (depuis 1987), après avoir choisi de vivre pen­dant une trentaine d’années dans une ville au Sud de la France, Uzès, mais amoureux de Venise qui a été pour lui comme pour tant d’autres, la porte de l’Orient.

Emmanuel Hiri­art, étu­di­ant la « géo­gra­phie sym­bol­ique » du poète dans ses œuvres en prose[3], met­tait l’accent sur ce qu’il a appelé la « ville palimpses­te », s’ouvrant comme un livre au sens ». Et Venise est en effet, comme l’a écrit Marc Alyn lui-même, la « ville livre par excel­lence, non seule­ment en rai­son du rôle cap­i­tal qu’elle joua dans le développe­ment de l’édition et de l’érudition gré­co-latine, mais pour des raisons qui échap­pent à la rai­son, liées à l’intuition mag­ique, comme si quelque mes­sage cryp­té, d’ordre méta­physique, était empris­on­né dans les pier­res, exigeant d’être libéré et traduit ».

Dans l’ordre de la créa­tion, Venise put devenir poème, « lan­gage par la médi­a­tion du poète qu’elle méta­mor­phose ». Il y a donc pour Marc Alyn comme pour Rim­baud une alchimie du verbe. L’auteur d’Une sai­son en enfer et des Illu­mi­na­tions sem­ble n’être jamais passé par Venise, mais Marc Alain Fécherolle, qui a choisi comme nom de plume celui de Marc Alyn a, comme le sug­gère Emmanuel Hiri­art dans l’article cité, pen­sé à l’alyn, accéléra­teur des opéra­tions alchimiques.

Tel est le chemin de la parole (c’est le titre d’un des pre­miers recueils de Marc Alyn, en 1954, avant même celui qui lui val­ut d’être couron­né par le prix Max Jacob en 1957, à l’âge de vingt ans, Le Temps des autres). Telle est aus­si la manière de faire par­ler le silence ou, comme il le dit dans un recueil plus tardif, Infi­ni au-delà, pub­lié en 1973, de « se couler dans le silence / Pour une éter­nité sans yeux ».

Au début de l’année 2014, Marc Alyn revient dans cette ville pleine de mys­tères en pub­liant, aux édi­tions Ecri­t­ure, un livre en prose de près de 350 pages, Venise démons et mer­veilles. Sur l’exemplaire qu’il a eu la générosité de m’adresser, il a inscrit de sa main cette dédicace :

 

Pour Pierre Brunel, « Venise ville étrange où nul n’est étranger », bien chaleureusement.

 

Alors que je venais de relire le très beau recueil de Gio­van­ni Dotoli, Le pas­sage la nuit (édi­tions du Cygne, 2012) et de l’étudier en m’appuyant sur les qua­tre épigraphes des qua­tre par­ties, toutes emprun­tées à Rain­er Maria Rilke, aux Poèmes à la nuit qu’il offrit en 1916 à son ami, l’essayiste autrichien Rudolf Kass­ner, et à d’autres poèmes qui en sont proches, j’ai été par­ti­c­ulière­ment attiré par l’avant-dernier chapitre du nou­veau livre de Marc Alyn, « Rilke, Duino, Tri­este : fron­tières de Babel et de l’au-delà », avant cette manière de con­clu­sion que con­stitue le dernier chapitre, « Venise per­due et retrouvée ».

J’étais poussé aus­si par la force du sou­venir, par cet élan qui m’avait emporté au cours de l’été 1960. Âgé alors de vingt et un ans, et forte­ment mar­qué par le cours sur Rilke qu’avait don­né en Sor­bonne mon maître Charles Dédéyan, j’étais par­ti, seul au volant de ma Fiat 500, de Cannes pour Duino, puis de Duino vers Vienne. Venise ne fut presque pour moi qu’un lieu de pas­sage tant j’avais hâte de décou­vrir au som­met de la falaise le château qui domine l’Adriatique et où, dès 1910, Rilke fut l’hôte de la princesse Marie de La Tour et Taxis, une amie de Rudolf Kass­ner, ren­con­trée pour la pre­mière fois à Paris en décem­bre 1909.

De Janowitz, en Bohême, il lui écrivait, le 30 août 1910 :

        

Chère Princesse,

Je suis tout entier à imag­in­er l’instant où vous recevrez cette let­tre à Duino, je vois votre petit roy­aume là-haut, cet univers tout habité et dense de sou­venirs avec la fenêtre don­nant sur l’immensité ; il  y a quelque chose de défini­tif dans cette instal­la­tion qui revient encore à rap­procher ce qui est proche afin que le loin­tain demeure seul à lui-même. Ce qui est étroit y sig­ni­fie beau­coup, et l’infini, de ce fait, libéré de toute sig­ni­fi­ca­tion, y devient sin­gulière­ment pur, une sim­ple pro­fondeur, l’inépuisable réserve d’un espace inter­mé­di­aire disponible pour l’âme[4].

 

Cette let­tre admirable ne se con­tente pas d’évoquer ce que Georges Perec a appelé en 1974 des « espèces d’espaces ». Mais elle établit entre l’étroit et l’infini toute une gamme de pos­si­bil­ités, toute une réserve d’échanges.

Etait-il étroit, le lit­toral de Duino auquel il est arrivé à Rilke, il est vrai, de reprocher d’être en ter­ri­toire autrichien (ce qu’il était à l’époque), par exem­ple dans sa let­tre à son amie Lou Andréas- Salomé du 10 jan­vi­er 1912[5] ? S’est-il sen­ti enfer­mé dans « ce vieux et solide château qui vous traite un peu en pris­on­nier »[6], comme il l’écrivait à la même cor­re­spon­dante le 28 décem­bre 1911 ? Il était allé, il est vrai, l’hiver précé­dent, à Tunis, à Alger et en Egypte. Mais c’est des hau­teurs de Duino qu’il a décou­vert non seule­ment l’immense espace de l’Adriatique mais ses pro­pres pro­fondeurs intérieures, comme en témoignent les Duineser Elegien.

Et la ville de Venise elle-même est-elle aus­si étroite que je le croy­ais en 1960 ? « Nous retrou­vons à Venise », écrit Marc Alyn dans son livre de 2014, « en un espace resser­ré, pro­tégé de l’océan, une con­fig­u­ra­tion insu­laire rap­pelant Jer­sey, lieu d’exil et d’asile où  Vic­tor Hugo, à par­tir de 1853, inter­ro­gea anx­ieuse­ment la ‘bouche d’ombre’ » (p. 321–322). Mais c’est là qu’au cours des séances de tables tour­nantes « dans les nuits insond­ables », Hugo voy­ait « s’éclairer de lueurs for­mi­da­bles / La vit­re de l’éternité ». Dans la « forter­esse » qu’était le château de Duino (Marc Alyn emploie ce mot p. 327), la princesse Marie de La Tour et Taxis « s’adonn[ait] avec fer­veur aux con­sul­ta­tions spirites » (p. 329). Et lui-même, d’abord défi­ant à l’égard de ces pra­tiques mais n’y restant pas insen­si­ble, trou­va surtout dans l’espace extérieur cet « Ouvert » dont il avait tant besoin.

Marc Alyn décrit cette « sorte de Vis­i­ta­tion » (p. 330) dont Rik­le a été l’objet, « au cours d’une prom­e­nade sur les rochers », quand « il lui sem­ble enten­dre, sur­mon­tant le fra­cas des vagues et des vents, une voix sur­na­turelle qui lui dicte le pre­mier vers du poème inau­gur­al de la suite con­nue plus tard sous le nom d’Elé­gies de Duino :

 

Qui donc, si je cri­ais, par­mi les hiérar­chies des anges
M’entendrait ?[7]

 

Mais cette vis­i­ta­tion s’est pro­longée à Venise. « De retour à Venise », écrit Marc Alyn, Rilke, « le voy­ant ébloui, est con­vié à d’autres réu­nions spirites. Un peu partout, dans les salons qui sur­plombent le Grand Canal, cha­cun con­tin­ue d’inviter les morts à sa table ». Dans ses Let­tres à une amie véni­ti­enne, que Marc Alyn nous incite donc à lire ou à relire, Rain­er fait état d’ « une autre Venise, située dans les limbes. Et la voix du bar­cai­do qui demandait le pas­sage au loin d’un canal restait sans réponse, comme en face de la mort ».

Le pre­mier séjour de Rilke à Venise remonte au mois de mars 1897 et, comme l’a sug­géré Jean-Yves Mas­son, il a pu con­naître dès cette date l’église de San­ta Maria For­mosa qu’il vis­it­era plus tard en com­pag­nie de la princesse Marie de La Tour et Taxis quand il sera son hôte au château de Duino et quand il y com­posera cette Pre­mière Elégie, achevée le 21 jan­vi­er 1912. Il y est fait explicite­ment allu­sion quand, invi­tant son cœur à écouter des voix, et en par­ti­c­uli­er « la rumeur de ces jeunes morts » qui vient jusqu’à lui, Rilke pense aux églis­es de Naples ou de Rome dont il a franchi le seuil, et plus encore à telle plaque dans cette église de Venise :

 

Oder es trug eine Inschrift sich erhaben dir auf,
Wie neulich die Tafel in San­ta Maria For­mosa.
 

 

Ou bien c’était une inscrip­tion qui noble­men à toi se proposait,
Comme, il y a  peu, cette plaque à San­ta Maria Formosa.

 

Et s’interrogeant sur le sens de l’appel de ces morts, il sup­pose qu’ils voulaient « qu’à voix basse [il] écarte d’eux cette apparence / d’injustice qui par­fois entrave / quelque peu le pur mou­ve­ment de leurs esprits[8].

Dans son édi­tion ital­i­enne des Elegie duine­si, Fran­co Rel­la a retenu l’une des épi­taphes qui selon lui ont pu inspir­er Rilke et qui se trou­vent dans cette église véni­ti­enne de San­ta Maria For­mosa. C’est celle d’une jeune aris­to­crate d’origine fla­mande mort en 1593 :

 

Vixi ali­is dum vita fuit / Post funera tan­dem / non perii at geli­do / in mar­more vivo mihi / Hel­manus Gugliel­mus eram / me Flan­dria luget…

Aus­si longtemps qu’a duré ma vie, j’ai vécu pour d’autres que moi. Pour finir, après ma mort, je n’ai pas péri : je vis pour moi-même dans le mar­bre glacé. J’étais Her­mann Wil­helm, la Flan­dre me pleure…

 

Marc Alyn fait allu­sion (p. 333) à cette décou­verte que fit Rilke, « dans le transept de l’église San­ta Maria For­mosa », de la pierre tombale du jeune homme d’Anvers mort  à Venise et il cite les vers de la pre­mière Elégie qui l’évoquent en en don­nant une autre traduction :

 

Une rumeur de ces morts jeunes monte vers toi. Ne ren­con­tras-tu pas partout leur des­tin apaisé ? ou bien une inscrip­tion t’apparaissait, sub­lime : l’autre jour cette stèle à San­ta Maria Formosa.

 

Goethe, qu’il avait nég­ligé et même quelque peu méprisé jusque-là, prend valeur à ses yeux et à son esprit quand lors de son séjour à Duino fin 1911-début 1912 il s’intéresse, bien plus qu’à Tri­este qu’il n’aime pas, à Venise qu’il retrou­ve avec pas­sion. A Lou Andréas-Salomé il écrit, le 19 févri­er 1912, qu’une « con­so­la­tion » lui est venue d’où il n’en attendait pas : « en feuil­letant Goethe pour voir com­ment il avait réa­gi à Venise », il s’est trou­vé « lire soudain, avec les sen­ti­ments les plus sin­guliers, tout le Voy­age en Ital­ie », ain­si d’ailleurs que d’autres textes. Mais c’est le Voy­age en Ital­ie surtout qui l’a retenu et ému « par le sérieux, la cir­con­spec­tion, l’application avec lesquels un homme déjà gâté par le bon­heur de créer essaie, en décou­vrant à la fin de sa jeunesse les réal­ités légitimes dont il avait été privé si longtemps, de s’assurer de nou­velles pos­si­bil­ités plus autonomes de bon­heur ». « Je dev­inais par­fois en lisant », ajoute-t-il, « que ces acqui­si­tions si divers­es et si intel­li­gentes n’avaient pas dû aller sa mélan­col­ie, et le sen­ti­ment d’un adieu, peut-être même plus tard, sans dés­espoir ; et qu’il avait subi là à sa manière l’épreuve qui m’avait paru tou­jours lui man­quer »[9].

Cette lec­ture, insé­para­ble de la quête de soi, était liée aus­si à son explo­ration de tout ce qui con­cerne Venise. Il se dit, dans cette même let­tre à Lou Andréas-Salomé, « plongé toute la journée dans l’histoire de Venise », gar­dant secrète pour l’instant son inten­tion à ce sujet[10].

Cette inten­tion pour­rait être celle qui s’exprime dans une nou­velle let­tre à Lou Andréas-Salomé, écrite à Duino le 1er mars 1912 où il explique que Goethe l’a con­duit à se plonger dans les Annales de l’Histoire de l’Italie de Mura­tori (1672–1750), où il a décou­vert le XIVe siè­cle, et la Venise du XIVe siè­cle, qui ne se rédui­sait pas à Venise, mais le con­duit à voy­ager beau­coup : une Venise « ivre de vie … »[11] C’était le temps de l’amiral Car­lo Zeno (1338–1418) dont Rilke eut alors le pro­jet de faire un héros de roman[12]. Pourquoi ne se pro­longerait-elle pas, comme l’a sug­géré Jean-Yves Mas­son, jusqu’à l’ensemble des Duineser Elegien, qui sont aus­si « la ten­ta­tive de restau­r­er […] une vision du monde [qui] place la mort non en marge, mais au cœur même de la vie[13] » ?

De la pre­mière à la dix­ième et dernière, du temps a passé il est vrai, pas moins de dix années. En 1912, Rilke avait séjourné à Venise de mai  à sep­tem­bre[14]. Après la Pre­mière Guerre mon­di­ale, qui à beau­coup d’égards a été pour lui un temps de silence, il est revenu en 1920 à Venise, comme le sig­nale Marc Alyn (p. 335), alors que Duino a cessé d’être ter­ri­toire autrichien pour revenir à l’Italie et que le château, en par­tie détru­it lors des com­bats, doit être restau­ré. C’est du Palaz­zo Val­marana, à Venise même, qu’il écrit à la Princesse Marie de La Tour et Taxis :

 

Vous n’imaginez pas com­bi­en le monde est devenu autre.

 

Marc Alyn évoque ce nou­veau pié­ton de Venise qui, « fatigué, débous­solé », « éter­nel errant » qui « s’efforce en vain de se per­dre dans une ville dont il con­naît par cœur les espaces imbriqués et super­posés ». C’est avec nos­tal­gie que, s’étant recueil­li sous les ors de la basilique Saint-Marc, ce Rilke de 1920 con­state avec nostalgie :

 

Tu reviens sur tes pas dans la galerie de pierre
comme si tu sor­tais d’une mine.

 

Et pour évo­quer les « présences invis­i­bles » qui « le frô­lent dans cette fête mélan­col­ique où il n’a plus de place », Marc Alyn ajoute cette cita­tion poétique :

 

Et des jardins, l’été
Pend comme un amas de marionnettes,
La tête en bas, lass­es, assassinées.

 

Quand est venue la mort, en Suisse, le 29 décem­bre 1926, « Prague, Vienne, Paris, Venise, Duino, l’Egypte, les fan­tômes, tout avait con­spiré à sa gloire et sa mort, à jamais indis­so­cia­bles » (p. 336).

« Venise ville étrange où nul n’est étranger » : c’est sur ces mots, insérés dans la dédi­cace dont m’a hon­oré Marc Alyn, que s’achève son livre de 2014. En 1912, — un frag­ment poé­tique de la mi-juil­let écrit à Venise l’atteste -, Rilke s’y sen­tait pour­tant encore « cat­a­pulté » dans son être[15]. Il n’est pas sûr que le séjour d’après-guerre l’ait apaisé. Mais il était sans doute moins étranger à lui-même.

 


[1] Marc Alyn cite la tra­duc­tion de Lorand Gas­par, dans le tome 2 d’Oeu­vres de Rain­er Maria Rilke, Poésie, édi­tion établie et présen­tée par Paul de Man, Paris, éd. du Seuil, coll. le don des langues, 1972, p. 178.

[2] Pierre Brunel, « Du Pié­ton de Venise au Tireur isolé », dans le dossier con­sacré à Marc Alyn, rassem­blé par André Ughet­to et pub­lié dans Phoenix, cahiers lit­téraires inter­na­tionaux, jan­vi­er 2011, numéro 1, p. 61–67.

[3] Dans le même numéro de Phoenix, p. 54–60. L’article d’Emmanuel Hiri­art est inti­t­ulé « La res­pi­ra­tion du sym­bole. Notes sur l’œuvre en prose de Marc Alyn ».

[4] Cor­re­spon­dance, tome 3 d’Oeu­vres de Rain­er Maria Rilke, édi­tion établie par Philippe Jac­cot­tet, éd. du Seuil, col­lec­tion Le don des langues, 1976, p. 155.

[5] Cor­re­spon­dance, p. 186 : « Je ne saurais dire à quel point tout ce qui est autrichien m’est con­traire. Je rêve de Naples, où j’aimerais courir des heures dans la forêt enneigée ».

[6] Ibid., p. 178–182.

[7] C’est la tra­duc­tion de Jean-Yves Mas­son pour ce début de la Pre­mière Elégie,

Wer, wenn ich schriee, hörte mich denn aus der Engel Ordnungen ?

[8] Rilke, Elé­gies duinési­ennes, édi­tion bilingue, tra­duc­tion de Jean-Yves Mas­son, Paris, Imprimerie Nationale édi­tions, coll. La Sala­man­dre dirigée par Pierre Brunel, 1996, p. 58–59 et note p. 199.

[9] Cor­re­spon­dance, p. 209.

[10] Il lui écrit : je te dirai un jour dans quelle intention ».

[11] Ibid., p. 213

[12] Présen­ta­tion des Elé­gies duinési­ennes, éd. cit., p. 32.

 

[14] Cor­re­spon­dance, p. 218 et note p. 622.

[15] Ce frag­ment est placé en appen­dice à l’édition  des Elé­gies duinési­ennes dues à Jean-Yves Mas­son, p. 165–166.

 

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