J’ai tou­jours mal lu Yan­nis Rit­sos, au hasard des revues, des antholo­gies, par­fois un livre… Et pour­tant, à chaque fois, j’é­tais ému. Jusqu’à ce jour, il y a quelques années, où j’ai dévoré le dossier que lui con­sacrait la revue Europe dans son numéro de novem­bre-décem­bre 2009. Et ce fut la même émo­tion, la même admi­ra­tion, la même révolte. L’écri­t­ure et la vie se con­fondaient, l’une était la con­séquence de l’autre et récipro­que­ment. Je com­pre­nais enfin. “Ce qu’on fait de vous hommes femmes”… Il n’en suff­i­sait pas plus pour que Rit­sos, à nou­veau, me hante, d’au­tant plus que le vers suiv­ant du célèbre poème d’Aragon que j’évoque est celui-ci : “O pierre ten­dre tôt usée”. Vers qui fait penser — à mes yeux, car la pierre ne fut pas ten­dre — aux séjours que Rit­sos fit dans la rocaille des bagnes insu­laires. Et en par­ti­c­uli­er à cet élé­ment de sa biogra­phie qui nous rap­pelle que dans l’île de Léros, Rit­sos peignait sur des pier­res… Et voilà que m’est don­né à lire Sec­on­des, qui vient de paraître dans la belle col­lec­tion PO&PSY des édi­tions Érès.

    Ce qui frappe, c’est la sim­plic­ité de l’écri­t­ure de Rit­sos dans ce qui est le dernier de ses qua­tre recueils qui furent pub­liés à titre posthume en Grèce en 1991. La mort et le sou­venir sont présents dès le début sous la forme d’une urne funéraire et d’un étui vide de vio­lon­celle. C’est dire le poids des choses ordi­naires. Ce qui n’empêche pas Rit­sos de faire preuve de la plus vive atten­tion au paysage : mais ça prend une col­oration som­bre comme si le poète voy­ait le monde à tra­vers le fil­tre de ce qu’il pressent, à savoir sa fin prochaine. Car com­ment lire ces trois vers : “Cette année les tour­nesols / ne suiv­ent pas le soleil, / penchés ils fix­ent le sol aride”.

    Si le paysage et la lumière tra­versent ces poèmes (“Blanch­es les maisons d’en face. / Bleue la mon­tagne der­rière.” ou “Un papil­lon bleu / sur une mar­guerite blanche”), la mort est bien présente, la mort inac­cept­able mais qui ne manque jamais l’oc­ca­sion de se rap­pel­er au sou­venir des vivants : “Chaque matin tu trou­ves sous ta porte / le faire-part de décès / d’un vieil ami” ou “Dans le réper­toire télé­phonique / s’ef­facent un à un les numéros, / s’ef­facent les noms des amis.” La sim­plic­ité avec laque­lle la mort qui rode est dite est boulever­sante. Même si, et surtout si, Rit­sos écrit sur la page suiv­ante “Et pour­tant le soleil couchant / a mis encore du rose sur ta page / et sur tes doigts de l’or”.

    C’est d’ailleurs cette hési­ta­tion entre les deux faces du même moment, ou mieux cette dual­ité, qui fait tout l’in­térêt de cette suite de brefs poèmes. Certes l’is­sue est inéluctable ; mais la vie reste, mal­gré tout, chevil­lée au corps. Comme la poésie, l’ul­time out­il de la lucid­ité. Ce qui fait écrire à Rit­sos, au terme d’une vie con­sacrée à la lutte révo­lu­tion­naire : “Sur les som­mets où tu t’es hissé / (tu ne le savais pas ?) / où trou­ver à présent des cama­rades ?” Tra­duc­tion con­crète de l’ef­fon­drement de l’e­spoir en un monde meilleur mais aus­si de l’im­puis­sance devant la mort et la soli­tude qui l’ac­com­pa­gne. Certes, on ne sait pas trop à qui s’adresse Yan­nis Rit­sos tant le poème sem­ble chang­er de des­ti­nataire mais reste le poignant mono­logue d’un homme qui est tou­jours le déposi­taire du peu d’e­spoir lié au jour : car com­ment pour­rait-on com­pren­dre ce poème “Il est seul sur le banc du parc / avec un seau et une large brosse / tel un pein­tre las d’at­ten­dre / que quelqu’un (mais qui ?) lui com­mande de chauler / l’an­tique et som­bre bureau de poste”. Poème qui ren­voie à ce vers de la Let­tre à Joliot-Curie : “… que le monde entier soit une mai­son chaulée par la brosse du soleil”. Non, l’e­spoir n’est pas mort, même juste devant l’inex­orable, car la Let­tre à Joliot-Curie fut écrite en 1950 alors que Rit­sos était empris­on­né dans l’île de Aï-Stratis, et même si cette Let­tre sut touch­er ses lecteurs dis­per­sés de par le monde, la dic­tature grecque ne plia qu’en 1952, mais elle pli­era. Et le cri d’e­spoir que con­stitue ce vers trou­ve son écho dans ce poème de Sec­on­des en même temps qu’une inter­ro­ga­tion urgente.

    Le flam­beau est trans­mis à qui veut bien le repren­dre. Car le poète le dit, si la mort “marche sur tes talons”, elle finit tou­jours par s’en aller ; certes, “pour com­bi­en de temps ?”. Et le poète alors peut refuser pour son dernier voy­age le cos­tume solen­nel auquel il préfère une chemise print­anière débou­ton­née. Car, pour repren­dre ces mots à Neru­da, il avoue qu’il a vécu. Et au lecteur de se con­va­in­cre que si le poème reste dans le vide, on n’est jamais dans le vide du poème…

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