J’ai depuis tou­jours été fasciné par les cro­quis de danse de Robert Renard tant ils me sem­blent être une gageure, une con­tra­dic­tion : celle de repro­duire, de don­ner à voir, par un dessin figé sur la page blanche, le mou­ve­ment du danseur. Mais sans doute ne me suis-je pas assez inter­rogé sur le qual­i­fi­catif blanche… Mais sans doute encore ne me suis-je pas suff­isam­ment intéressé au rap­proche­ment que je pou­vais faire entre L’âme et la danse de Paul Valéry, traduit plas­tique­ment par Kijno et les cro­quis de danse de Robert Renard… Car il s’ag­it bien de capter ce qu’il y a d’ir­ré­ductible dans le mou­ve­ment du danseur. Car, il faut y pren­dre garde, Robert Renard invente une nou­velle écri­t­ure pour mieux représen­ter la gestuelle de la danse qui occupe tout l’e­space de la page. Kijno ? Il me faut le dire, il y a une cer­taine simil­i­tude entre les Cav­a­liers de la Paix de l’in­ven­teur des papiers frois­sés et la série de cro­quis de Robert Renard inspirés par Bartabas. Encre de Chine ou feu­tre, pointe fine ou cray­on, chaque page est à pren­dre dans son ensem­ble, l’œil ne doit pas s’ar­rêter au détail qui réduirait la démarche de l’artiste…

 

Voilà longtemps que le pein­tre s’im­merge dans les bal­lets pour en cern­er l’essence avec des moyens essen­tielle­ment pic­turaux, avec les moyens du dessin. Tout a com­mencé en 1988 quand le choré­graphe Dominique Bagou­et l’in­vite à capter par le cro­quis le lan­gage de la danse. Nul idéal­isme dans cette démarche mais, au con­traire, un matéri­al­isme attachant tant l’écri­t­ure est présente car il s’ag­it pour Robert Renard de vol­er le mou­ve­ment sur la scène ; ne déclare-t-il pas : “Je tra­vaille avec le corps humain et plus par­ti­c­ulière­ment avec la danse con­tem­po­raine. Face à un corps, toute l’hu­man­ité est présente depuis son orig­ine. Je cherche son énigme. […] Les gestes des danseurs sont les mots d’un vocab­u­laire qui me con­vient”. Il n’est donc pas éton­nant qu’il ait accu­mulé des mil­liers de pages de cro­quis depuis 1988. Aus­si faut-il se réjouir qu’au­jour­d’hui Robert Renard ait décidé de don­ner à voir au lecteur deux gros ouvrages qui présen­tent cette expéri­ence orig­i­nale née du regard porté sur une petite cen­taine de choré­graphes ou de corps de bal­let… Deux forts vol­umes qui courent sur env­i­ron un mil­li­er de pages, vol­umes imi­tant à la per­fec­tion le car­net de cro­quis (cou­ver­ture car­ton­née, mer­veille de l’im­pres­sion qui mon­tre l’aspect du papi­er orig­i­nal ou les traces de l’outil (ou de la matière) ayant servi à la prise de ces notes particulières…)

 

Le prob­lème que (se) pose le pein­tre est sim­ple : com­ment ren­dre compte du mou­ve­ment dans un tra­vail qui est figé une fois ter­miné ? Or la danse est avant tout mou­ve­ment. Si je cite Robert Renard qui affirme que les gestes des danseurs sont comme les mots d’un vocab­u­laire, si je par­le à pro­pos de son tra­vail d’une écri­t­ure sin­gulière, ce n’est pas par effet de style. Mais bien parce qu’ain­si je m’ap­proche du proces­sus créa­teur du pein­tre. Chaque page de cro­quis ressem­ble à un texte, la suc­ces­sion des nota­tions plas­tiques fig­ure une phrase, voire un cal­ligramme (comme les deux planch­es ‑dont l’une est numérotée 13- con­sacrées à Pina Bausch au Fes­ti­val d’Av­i­gnon le 6 juil­let 1995 ; tome I) ; le cal­ligramme évo­quant ici, peut-être, le corps de bal­let évolu­ant sur scène (c’est ain­si que je lis cette planche)… Par­fois la page ne présente qu’un pic­togramme qui se con­fond avec un seul mot et c’est alors un abîme de réflex­ion. Il faut égale­ment sig­naler le bal­ance­ment entre le fig­u­ratif et l’ab­strait : l’ab­strait ressem­blant à une page cou­verte d’un graphisme illis­i­ble quand le fig­u­ratif ren­voie au corps (on devine alors le cos­tume ori­en­tal qui cou­vre le corps comme dans les pages réservées à Daniela Luca) mais ce graphisme n’est que le reflet de l’essence d’un mou­ve­ment col­lec­tif ! Com­ment donc lire ces vari­a­tions ? La réponse à cette ques­tion est dans un texte qu’Ed­wige Phi­tous­si 1 a con­sacré à Paul Valéry et à son étude “Philoso­phie de la danse”. On peut trans­pos­er ce qu’elle dit de l’écri­t­ure à la démarche de Robert Renard : la danse est un pré­texte pour ren­dre compte de la dynamique du tra­vail du pein­tre dans son acharne­ment à pré­cis­er le mou­ve­ment. N’écrit-elle pas que le temps “est l’e­space du mou­ve­ment” ? Chaque dessin pris isolé­ment en tant que nota­tion met en scène, noir sur blanc dans l’e­space de la page, le figé mais la suc­ces­sion de ces nota­tions traduit le mou­ve­ment. Il y a donc équiv­a­lence entre l’én­ergie du danseur et celle du plas­ti­cien. Il est alors légitime d’af­firmer que ces cro­quis de danse sont des poèmes visuels sans mots…

 

Les deux vol­umes de Cro­quis de danse sont pré­facés par Chris­tiane Vol­laire mais le texte est le même. Mas­tic à l’im­pres­sion, l’im­primeur ayant réal­isé deux ouvrages pour des raisons tech­niques, sem­ble-t-il ? Mais le lecteur dis­trait tombera for­cé­ment sur ce texte éclairant qui mon­tre que le tra­vail de Robert Renard s’ap­par­ente à la cal­ligra­phie. Puis­sent, les lecteurs, en nom­bre, décou­vrir cet art singulier…

 

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1. Edwige Phi­tous­si, “Philoso­phie de la danse : du par­a­digme à l’én­ergie”. In revue Réma­nences, n° 4/5 (juin 1995), pp 179–184.

Réma­nences est une revue de créa­tion lit­téraire et artis­tique fondée en 1990. Son n° 4/5 est le recueil des actes du col­loque inter­na­tion­al que le Cen­tre d’É­tude du XXe siè­cle a con­sacré à Paul Valéry.

Edwige Phi­tous­si est tit­u­laire d’un doc­tor­at en lit­téra­ture et arts de l’É­cole Pra­tique des Hautes Etudes en Sci­ences Sociales. Elle est, entre autres, spé­cial­iste de Paul Valéry et elle a créé Les Écrans de la danse (qui met­tent en évi­dence, grâce à la vidéo, les enjeux de la créa­tion d’une pièce choré­graphique, juste après le spec­ta­cle) auprès de l’ENS de Paris. 

 

 

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