J’affirme que c’est un livre impor­tant, à lire, dont le lecteur perçoit le secret dès la pre­mière page. C’est un texte de théâtre. De fait, à l’ouverture nous lisons :

 

Pièce de Théâtre en un seul acte
pour trois per­son­nages principaux :
le réc­i­tant R, deux comé­di­ens Y et X
for­mant le trio : RYX
et qua­tre per­son­nages féminins + un chat roux.

 

Cette pré­ci­sion inhab­ituelle au début du texte nous intrigue. Les per­son­nages sont-ils des let­tres ? Et ce chat roux que fait-il là ? Je recon­nais immé­di­ate­ment une écri­t­ure que j’adore, laque­lle a mar­qué l’histoire du théâtre des avant-gardes his­toriques, en France et en Europe, durant les deux pre­mières décen­nies du siè­cle dernier.

On dirait du Ibsen ou du Marinet­ti, ou de l’Apollinaire. Du Futur­isme, du Sur­réal­isme et sûre­ment du Simul­tanéisme. À bout de rouge nous mène à bout du voy­age, le nôtre, celui de la vie et du rap­port avec notre essence : la parole, la com­mu­ni­ca­tion, l’écriture, le dia­logue, la relation.

Je retrou­ve les intu­itions du grand musi­cien avant-gardiste Erik Satie, qui le pre­mier intro­duit sur la scène une machine à écrire avec sa musique du tic tic. Sur les planch­es un ordi­na­teur, un clavier, un arbre, une chaise, une table, un panier. Voilà ce que pré­cise Rome Deguer­gue, une écrivaine bor­de­laise con­nue pour ses ate­liers de plein air, des champs de géo-poésie, dis­pen­sés en direc­tion de jeunes publics et de publics migrants jeunes et âgés, apprenant la langue française, tant en France qu’à tra­vers l’Europe :

« Sur la scène : un piano ; un clavier d’ordinateur ; un arbre (cerisi­er en fleurs, à l’une des branch­es est accrochée une bal­ançoire) ; sous l’arbre : une chaise blanche, de style ; une table ; sur la table un panier en osier ouvert dans lequel (ou près duquel) se trou­ve un chat roux, (s’il est impos­si­ble d’avoir un chat ‘dressé’ un comé­di­en de petite taille déguisé en chat… Une peluche ? ; qua­tre chais­es en bois.

Les chais­es seront occupées par des écrivaines invitées (per­son­nages ou mar­i­on­nettes) en train d’écrire, de ‘penser l’écriture’ (tout en tri­cotant de temps à autre) et dont les textes anciens seront réécrits par elles-mêmes sur scène et fer­ont ain­si l’objet des démon­stra­tions et autres propo­si­tions de lec­ture 1 & 2 du PLI-TXT de R. Mais qu’est-ce que c’est qu’un PLI-TXT ? Un cadavre exquis ?

Prévoir divers mon­tages audio-visuels et un écran de fond de scène ».

C’est le théâtre de la vie, et de la folle moder­nité, de notre désir de défi­er l’histoire et le pro­grès. Pour aller où ? Nous nous retrou­vons tou­jours dans notre cœur, dans notre âme, exacte­ment comme il arrive dans le théâtre le plus clas­sique. Tra­di­tion et inno­va­tion se brasseront à jamais.

C’est un texte telle­ment inno­va­teur, que l’auteur lui-même a dû choisir un sché­ma de pré­ci­sions con­tin­ues, de longues et abon­dantes didas­calies, pour aider le met­teur en scène, mais aus­si le lecteur. Oui le lecteur, parce que ce texte est de lec­ture et de scène : il nous com­mu­nique que le théâtre aus­si est du texte, pur dans sa con­cep­tion, avant-gardiste, révolutionnaire.

Dans cette écri­t­ure de Rome Deguer­gue, il y a le débouché d’un fleuve de mots en lib­erté. Le texte doit explos­er pour sec­ouer les con­sciences, par­ler la langue de l’ordi, de la machine et de l’être humain. Langue de X, de Y, de RYX, langue qui s’est bouchée, qui demande à revenir, à dia­loguer, et que les « pul­sa­tions car­diaques » de notre folie ont  con­duite à la déroute.

« À BOUT DE ROUGE dans un pays rus­si­fié. Sans VIRGULE », s’écrie X.  Et alors, à la Rim­baud et ses fils, « MIXAGE/CODAGE/ENCODAGE/DES-ORDRE appar­ent ». La nar­ra­tion a per­du sa beauté d’évidence. Le « BALLET » du monde est celui de la dis­so­nance, du manque de liens, des déf­i­ni­tions sans con­nex­ions. Com­ment nous par­ler, ou plutôt nous repar­ler ?  « Les refrains sont bien­venus. Ils struc­turent ». « Excel­lente ques­tion », pour réaf­firmer qu’il faut peut-être revenir à « L’inspiration », sans « DIDASCALIES ». L’abondance des didas­calies, la néces­sité du « sur-titrage », la simul­tanéité des let­tres, des couleurs et des sons, nous don­nent la trag­ique sen­sa­tion de la route perdue.

Il faut retrou­ver le bon chemin, relire le « générique », « regarder vers le pub­lic », c’est-à-dire vers nous, vers « la sim­ple MÉLODIE DES CHOSES ».

Il ne nous reste que deux modes d’emploi, pour vivre, et bien vivre, si c’est possible.

Le pre­mier :

  

    « Choisir des textes stock­és dans la mémoire du disque dur de    l’ordi.
Les imprimer.
Les lire à voix basse. Ronronner.
Les trou­ver beaux. Pro­fonds. Réflex­ifs. Mais,
ne pas savoir les dire autrement que pour soi.
(Gestes vers le pub­lic).
Le pre­mier rang ne saisit rien au vol. Le dernier encore moins évidem­ment. Ne rêvons pas. Les textes beaux sont peut-être trop beaux pour être dits, bien comme il le faut. Il suf­fit de les trans­former pour les ren­dre acces­si­bles. (Se tourne vers les écrivaines). Fournir un gros tra­vail sur le texte ain­si démem­bré. Nou­velle ponc­tu­a­tion. Nou­veau rythme. Nou­veau phrasé. Trou­ver des accroches pour la scène. Pour le dire et non plus seule­ment pour le lire. Évidem­ment, c’est mieux pour le théâtre. Ça se dis­cute (Il réflé­chit un instant).
Ensuite, pren­dre les feuilles imprimées dans les mains. (Il les prend).
Fer­mer les yeux. (Il les ferme).
Les pli­er sans regarder. Sans méth­ode. (Il dit ce qu’il faut faire et il fait ce qu’il dit et ain­si de suite jusqu’à la fin de la propo­si­tion).
Dépli­er. Déchir­er le long des pliures.
Recom­mencer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à déchir­er. Pas trop menus les feuil­lets quand même, sinon…
Ouvrir un œil pour véri­fi­er. Sif­flot­er. (Il sif­flote l’air du Pont de la riv­ière Kwaï).
Mélanger les frag­ments de textes ain­si confectionnés.
Pos­er ce pli-txt sur le sol et refer­mer les yeux.
Ten­dre la main.
Par­tir à la recherche des mots qui brû­lent. S’en saisir.
Ouvrir les yeux & lire le fruit de la pioche à haute voix.
Mir­a­cle. Petit, le mir­a­cle. (Vers le pub­lic). Y a‑t-il de petits miracles ? »

 

Le deux­ième :

   « Cueil­lette de frag­ments de textes qu’on aime bien, c’est plus facile.

De toute façon, le texte est frag­men­té, mutilé, sans issue. Et alors qu’il  y ait un nou­veau dia­logue : « Sud – Nord – Est – Ouest ». Que tous les points car­dinaux soient con­vo­qués, pour nous don­ner un nou­v­el azur, « sur l’aile tra­ver­sière de l’oiseau ». Qu’est-ce qu’il nous reste ? L’auteur l’affirme de toute son énergie, dans une nou­velle joie, celle de l’écriture :
« Mais que reste-t-il alors ? La nais­sance. La nais­sance du texte. La créa­tion. La mélodie des choses. Le pre­mier plan. L’arrière-fond. La soli­tude. La foul­ti­tude. La brav­i­tude. Le texte. Et les mots du texte. Les mots qui tuent les maux & les mots qui tuent la mort. La mort qui… ».

Oui, la mort aus­si, parce que la mort c’est la vie.

Ce texte révo­lu­tion­naire est « pressen­ti pour le théâtre », pour la vibra­tion de notre cœur, sur un « chemin inno­vant ». Lisons-le. Créons-le sur la scène, toute scène du monde.

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