« On ne peut pas écrire sans la force du corps »1

« Le poème est au plus fort quand il est au bord de lui-même ;
C’est de là qu’il appelle, mais il ne peut plus s’y tenir 
Qu’en s’ar­rachant sans cesse de son déjà̀-plus vers son encore »2

 

 

Le silence des ruines

La force pri­mor­diale du recueil de Sabine Huynh tient dans cette rela­tion d’une dis­pari­tion qui nous plonge d’emblée au cœur du vide d’une parole tue tout autant que meur­trière et qui pour­tant resur­git ici, dans l’anamnèse du poème.

 

Venue au monde sans
Mémoire dans l’absence
D’une langue de cœur
,

 

La nar­ra­trice de ce Kvar lo, « ce qui n’est déjà plus », fait enten­dre le silence assour­dis­sant qui accom­pa­gne « l’impossible nais­sance ».

 

Silence
Sur ce qui s’est passé
,

 

Scène pri­mor­diale « d’un ven­tre » d’où coule ce « fleuve rouge qu’aucune mélopée ne fai­sait plus vibr­er », comme un sang mort qui se fait « source des sec­ouss­es », une lym­phe muette qui ne trans­met aucune mémoire, aucune vie. Tout y est silence et errance, voix et temps figés dans des « gorges enneigées ».

 

De la même manière que la ruine de Babel est au cœur de l’œuvre de Celan, cité en exer­gue de son livre, Sabine Huynh con­stru­it son œuvre, sa langue pro­pre, sur la ruine de ce babil, de cette mélopée dis­parue, qui dit la fin de l’insouciance et de la con­fi­ance pre­mière qu’un tout petit enfant accorde nor­male­ment à sa mère, dès les pre­miers jours de son existence.

 

Elle dit aus­si la dif­fi­culté de faire corps quand il ne reste que des ruines de rela­tion, des cen­dres de ten­dresse. Mais, tout comme chez Celan, c’est pour­tant dans ce silence de la ruine que pour­ra mieux réson­ner une parole nou­velle qui trou­vera à naître à son tour, mal­gré tout.

 

Quand la langue fait le corps

 

Cette ruine s’inscrit de manière très vio­lente dans le corps. 

L’absence, « la sépa­ra­tion lanci­nante » se mar­quent, en effet, au niveau du corps, comme une coupure, une déchirure où tout est dur, nu, métallique : 

 

Ton cœur se jette con­tre les lames.

 

La nar­ra­trice éprou­ve l’urgence de s’enterrer, de ne pas laiss­er de trace, de dis­paraître comme un fan­tôme car « tout a brûlé » et « fore avec insis­tance jusqu’à la cas­sure ».

 

Au fur et à mesure des pages, l’image du corps se resserre autour du vis­age, tout est ten­du vers la bouche, la salive, la langue, la gorge et le cri impos­si­ble, les mots imprononçables,

 

Rage de dents sans lait
Dans ta bouche raide

Sans mots
Close et maudite
En mal d’amour
Laide, que le sourire a fui

 

Le lien à la mère ne peut donc se dire qu’en creux, en perte, en manque :

 

« Ma » : dis­tance dure
Le vide vous relie

Comme une cicatrice.

 

Ain­si désunie, évidée, ensevelie, dis­lo­quée, réduite à cette « langue avalée mem­bre fan­tôme », la nar­ra­trice atteint son pro­pre anéantissement,

 

Ruines
(un jour on t’a dit

en hébreu :
« tu as vécu 
ta pro­pre Shoah ».

Mais « le paysage voile ses plaies », le temps de vivre s’impose mal­gré tout, avec ses doutes et ses questions,

 

des caress­es rares
étreignent par­fois l’air

un mag­no­lia en fleurs 
un acci­dent de lumière ».

 

Il s’agit de trou­ver quand même, sur les routes, « ce qu’il reste de pluie » pour humecter, laver, soulager. Pour aus­si lancer des sig­naux vers le ciel, espér­er des hori­zons, chercher au dehors ce qui ne peut être trou­vé dedans. 

 

Mais ces paysages éphémères ne sont que « fan­tasmes de foy­er lin­guis­tique ».

 

Com­ment se réveiller de cette amnésie ? Dans son ven­tre à elle, il y a bien des choses qui remuent, des let­tres nou­velles qui peu­vent peut-être for­mer un nou­veau langage, 

 

Langue, ses fruits
suaves tu désires

ardem­ment,

 

Même s’ils restent ceux « d’un bon­heur et d’une mère inac­ces­si­ble ».

 

Puisqu’une langue mater­nelle n’est pas pos­si­ble, en chercher d’autres, comme des mères de sub­sti­tu­tion, devient une néces­sité vitale pour « (s)on mutisme d’exilée »,

 

le mot sera ta famille
les langues tes sœurs

de deuil infi­ni.

 

Pour­tant ces gref­fons ne font guère illu­sion. Ils per­me­t­tent tout au plus un étayage, « trans­muant la cas­sure des corps en sou­venirs d’élan ». Le corps à corps amoureux avec les langues étrangères, appris­es, ne per­met pas non plus de remon­ter « le fleuve orig­inel de la colère » jusqu’à cette langue source qui fut « égarée » et « obscur­cie ».

 

A l’opposé, ici, d’une Rose Aus­län­der, pour qui la langue mater­nelle fut recom­po­si­tion de son être frag­men­té lorsqu’il ne lui restait plus rien d’autre, affir­mant que « (s)a langue mater­nelle (l)’assemble homme mosaïque »3,

Sabine Huynh, elle, cherche surtout à 

 

expulser la langue mère 
la seule apprise par devoir
ingur-dégur-gitée
poignard affolant
(s)es entrailles.

 

Trou­ver son nom hébreu

 

Au-delà de cette « langue bar­belée », un « après est-il pos­si­ble ? ».

 

De ce drame intime et per­son­nel, qui entre en réso­nance avec le chaos vécu par le peu­ple exter­miné, se con­stitue une résis­tance, un germe de promesse. C’est alors que

 

Recevoir l’hébreu
C’est (
l)’aimer

 

L’enjeu vital ici est de trou­ver une langue à soi, un espace de lan­gage où con­tac­ter sa pro­pre vérité et à par­tir duquel se tenir et se redresser.

 

L’hébreu est cette langue de nomades et d’exilés, langue struc­turante qui la « san­gle » et lui per­met de recevoir un corps et d’entendre la mélopée de sa pro­pre nais­sance, ce « chant (qui) sourd en toi, obstiné­ment »,

 

l’hébreu langue
si étrange fait pourtant

corps avec le tien

 

Car quelque chose s’enfante à nou­veau, « l’intuition d’une présence dans la chair » ain­si que le rap­pelle Philippe Rah­my, avec beau­coup de finesse, dans la post­face du recueil. 

 

Une voix s’étoffe, prend forme et irrigue ce fleuve mort qui peut couler désor­mais, pour qu’émergent, « de la chrysalide, (…) des mots-arbre généalogique ». Une « langue-fille hybride », qui est aus­si celle de « ta fille » se con­stitue alors en langue commune,

 

vous des­sine
à elle et toi

des sfa­taïmes de fable
des lèvres de fleurs.

 

Dans une écri­t­ure corsetée, con­stru­ite sur le jeu dialogique entre un « Je » occulté et ce « Tu » omniprésent, qui dit à la fois ce qui est tu et ce qui tue, on assiste, mal­gré tout, à la mon­tée de sève d’une langue qui cherche son fleurissement.

 

Et tout respire à nou­veau « dans cette langue façon­née pour elle et toi » et qui retisse un con­tin­u­um dans le tis­su déchiré, troué, des rela­tions généalogiques.

 

Le poème se fait ici acte de lan­gage et rend pos­si­ble le retour à « la parole orig­inelle » car « tu en viens en lui par­lant ».

 

 

Une écri­t­ure du seuil

 

Pour Sabine Huynh, comme pour Mar­guerite Duras, il sem­ble que l’expérience du chaos soit le lien qui a per­mis l’accès à l’écriture. Le corps fécond de la mère tout comme la struc­ture vivante et con­stru­ite de la langue se sont élaborés dans l’écriture et par elle.

 

Ain­si, au-delà de la force brute et nue de ce beau texte, Sabine Huynh nous livre ici, sans fausse pudeur, et dans une langue sèche et coupante comme les vents du désert, son pro­pre noy­au de vérité.

 

Elle nous donne à enten­dre une écri­t­ure du seuil, où ce qui est déjà mort respire d’un autre souf­fle pour dire la (re)naissance de la parole après le chaos et rejoint ain­si la lignée frater­nelle de Paul Celan ou de Claude Vigée pour dire ce « peu de cen­dre blanche sur la langue muette »4.

 

Le chemin qu’elle nous offre ain­si en partage, c’est « moi en chemin vers moi, là-haut »5, c’est-à-dire l’émergence d’un sujet par­lant depuis le Rien qui le fonde jusqu’à sa réal­ité sub­jec­tive. Les encres vibrantes de Car­o­line François-Rubi­no, par leurs cal­ligra­phies ver­ti­cales, retra­cent à mer­veille ce chem­ine­ment, cette émer­gence, dans et par le lan­gage, du sujet nié, en voix vivante :

 

« Parce qu’il m’a fal­lu m’adresser à quelqu’un, à moi ou à toi, m’adresser à quelqu’un avec ma bouche et avec ma langue »6

 

 

1M. Duras, Ecrire, Gal­li­mard, 1993.

2Paul Celan, Le Méri­di­en, Po&Sie, n°9, 1979.

3Rose Aus­lan­der, Pays mater­nel, Héros-Lim­ite, 2015.

4Claude Vigée, , « Les pas des oiseaux dans la neige » dans Danser vers l’abîme, Edi­tions Parole et Silence, 2004.

5P. Celan, Entre­tien dans la mon­tagne, Edi­tions Verdier, 2001.

6Idem

 

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