Dans son intro­duc­tion-analyse à l’œuvre com­plète de Vélimir Khleb­nikov, Youry Tyni­anov dis­ait ceci : « Sa biogra­phie ne doit pas écras­er sa poésie. Il ne faut pas se débar­rass­er de l’homme au moyen de sa biographie. »

Dans un pays qui, mal­gré les vio­lents soubre­sauts de l’histoire qu’il con­nais­sait, ado­rait les poètes, Sergeï Ess­e­nine fut admiré, il con­nut la gloire, l’exaltation des suc­cès. Par-delà ce ver­nis, cette croute, il faut revenir à la chair. A l’homme-poésie. A sa vie-poème.

 

Ne m’en veuillez pas, c’est ainsi !
Je ne bar­guign­erai pas avec les mots :
Elle est alour­die, affaissée,
Ma jolie tête dorée.

(p. 91)

 

Ce qu’Essenine appelait son « jour­nal » c’était ces poèmes. Quoi d’autre en fait serait-on ten­té de dire ? Que pour­rait bien écrire au jour le jour un poète en dehors de poèmes ? Pour ce faire il faudrait qu’il sorte de son « état de poésie », pour repren­dre la belle expres­sion de Georges Hal­das. Exprimée dans un lan­gage non usuel la vie du poète est entière, et plus véri­ta­ble, dans le flot de son verbe.  Ni bio ni auto­bi­ogra­phie, le poème est la lave bouil­lon­nante, par­fois obscure, insond­able, de la vie sous la croute du temps évi­dent, his­torique, chronologique.

 

Câlin­er et déchir­er, c’est le lot du poète,
Un sceau fatidique qu’il porte en lui.
Moi j’ai voulu mari­er sur terre
Rose blanche et cra­paud noir.

Inc­on­cil­i­ables, irréal­istes – mettons !
Ces ambi­tions des années roses.
Mais si en mon âme nichèrent tels démons,
Dis­ons que les anges l’habitèrent aussi.

(p.121)

 

 

Il n’y aurait pas que con­ven­tion facile et lieu com­mun dans ce pré­sup­posé que l’âme russe serait portée aux extrêmes. En vérité il paraît plus juste de dire qu’elle est con­stam­ment en équili­bre entre deux extrêmes, prise dans les con­vul­sions comme un funam­bule qui cour­rait sur un fil tran­chant sur­plom­bant un abime. Ascèse et retrait du monde / folie-en-Christ et invec­tive au monde, lib­erté insoumise, totale, rougeoy­ante et chao­tique mais frater­nelle / lib­erté soumise, humil­iée, con­trite assu­jet­tie à un pou­voir tout puis­sant, à la « botte sou­veraine de la réal­ité » (sic) dix­it Trotsky… 

La torche poé­tique Ess­e­nine se sera con­sumée en un rien. 30 ans. Boulever­sant le temps, son temps.
1895 – 1925. Incan­des­cent, son verbe l’aura porté sur la flamme his­torique la plus incan­des­cente de l’histoire de son pays.

 

Comme le phalène je vole droit au brasier
Et baise l’incandescence.

(S. Ess­e­nine)

 

Brûlé. Et pour­tant, jusqu’à sa fin pré­coce il gar­da le beau vis­age lumineux qui lui val­ut tant de suc­cès auprès des femmes. Con­sumé. Intérieure­ment. Dans l’âme.

Mar­ié cinq fois, il épousa la célèbre danseuse Isado­ra Ducan, par­ti avec elle aux Etats-Unis mais refusa d’apprendre l’anglais, comme tout autre langue étrangère, pour ne pas pren­dre le risque de « pol­luer » la sienne, sa langue-de-vie poé­tique. Fuyant « l’occident de cauchemar », revenant dans sa chère Rus’ il se sen­tit « étranger en terre étrangère », sen­ti­ment si bien partagé par les poètes russ­es. C’est dans la langue qu’il se sen­tit tou­jours chez lui. Dans le slo­vo, le verbe russe, celui dont Ossip Man­del­stam (avec qui Ess­e­nine partageait le même livre de chevet « La Geste du Prince Igor », légende du XIIe siè­cle) dis­ait qu’il est la vraie patrie de l’homme russe. 

Ess­e­nine, Poète-para­doxe qui tout en « révo­lu­tion­nant », ornait ses poèmes de mots pop­u­laires ou rares (slavon liturgique, références au légen­des pop­u­laires, aux épopées mythico-his­torique).  Il fut par­mi tant d’autres de son temps le chantre d’un renou­veau qui serait total et pour­tant relié à la vie la plus ances­trale. De ces mod­ernes qui ne furent jamais ni mod­ernistes ni con­tem­po­rains, tel son ami  André Bié­ly qui accla­mait la vic­toire des Bolcheviks au cri improb­a­ble de : Hris­tos voskres­sié ! « Christ est ressus­cité ! » Tous étaient per­suadés, de tout cœur, que le verbe russe, jonc­tion ful­gu­rante entre Ori­ent et Occi­dent, avait, par-delà les vio­lences, les larmes et la mort portés par les vents noirs de l’Histoire, un des­tin mes­sian­ique de lumière et de paix :

 

L’heure de la trans­fig­u­ra­tion a sonné ;
Il descend, l’hôte lumineux,
De sa lon­ga­nim­ité crucifiée
Arracher le clou rouillé.

Au matin et à mi-journée
Dans un roule­ment de tonnerre
Il rem­pli­ra nos heures
A pleins seaux, de lait mousseux.

(Trans­fig­u­ra­tion, novem­bre 1917, p.173)

 

Ess­e­nine  venait du fond de ce que l’avant-garde éclairée d’alors pou­vait con­sid­ér­er comme étant la part la plus arriérée  du peu­ple Russe. Né dans un vil­lage du Nord, dans ce qui fut la patrie des pre­miers grand-princes de la Rus’. Elevé par des grands-par­ents Vieux-croy­ants. Para­doxe, tou­jours. Ces schis­ma­tiques con­sid­érés comme d’effroyables rétro­grades con­ser­va­teurs étaient aus­si l’une des frac­tions les plus rebelles du peu­ple russe. C’est chez eux que se con­ser­vent les con­tes, les chants et les rites de la plus anci­enne mémoire. Mais celle-ci côtoie la pas­sion des plus pointilleux débats théologiques autant qu’un sens non réfréné de l’ivresse et de la joie festive. 

Pas­sant de la foi des Vieux-croy­ants à l’athéisme toni­tru­ant, la poésie d’Essenine gar­da tou­jours, néan­moins, un cli­mat nos­tal­gique qui pre­nait sa source dans cet écart, dans cet isthme béant de l’âme et de la langue russe.  En 30 cour­tes et ful­gu­rantes années, bourlin­guant, tou­jours en mou­ve­ment, com­bi­en de vies a‑t-il vécu ? Et pour­tant, l’unité  d’une seule vie poétique.

 

Il a beau écrire en 1923 :

 

Un beau gâchis en vérité !
Du gâchis, il y en a dans la vie.
Avoir cru en Dieu, j’en ai honte.
Ne plus croire m’est non moins amer.

    

En 1924 il s’afflige dans Retour au pays, de retrou­ver le vil­lage natal mod­i­fié par les nou­veaux dogmes, les insoumis Vieux-croy­ants mis au pas, Lénine en cal­en­dri­er à la place des icônes et ses sœurs ânon­ner Marx et Engels comme dans un vieux mis­sel.  Lui qui, mal­gré les désac­cords et les rup­tures, con­sid­éra tou­jours comme un maître l’étrange Nico­las Kliouev, poète et pèlerin va-nu-pieds qui propageait, en gue­nilles, la vieille-foi et sa poésie cos­mogo­nique sur les places et les marchés. Kliouev fut d’ailleurs l’un des derniers à qui Ess­e­nine ren­dra vis­ite en 1925, peu de temps avant son sui­cide (prédit dans ce vers de 1916 : « en une verte soirée, sous la fenêtre à ma manche je me pendrai»).

 

 Jusqu’à l’extinction de sa flamme, les livres de chevets d’Essenine  furent la Bible (Isaïe en par­ti­c­uli­er)  La Geste du prince Igor et Le Livre de la Colombe (long poème cos­mogo­nique d’Abraham de Smolen­sk inspiré d’une Apoc­a­lypse apoc­ryphe très pop­u­laire). Enser­ré dans les cordes d’airain d’une époque vio­lente où toute con­vic­tion, toute espérance était mise sens dessus dessous, l’enfant-poète de l’antique Russie kiévi­enne, paysanne et cos­mique, s’est tôt essouf­flé. Le poète-para­doxe finale­ment, se prend les pieds dans son pro­pre tapis, tis­sé de rêves et d’orgueil, lorsqu’il dérive sans cadres à débor­der, sans frein à ronger. Ne retenant de la Révo­lu­tion et de ses con­traintes poli­tiques que l’irrationnel et le mys­tique, com­ment aurait-il pu s’insérer dans l’industrieuse mécanique de l’asservissement social et économique ? Le pro­grès avait pour lui le vis­age utopique de L’Inonie, le « pays d’ailleurs » non le mufle d’une con­trée plané­taire de tech­nocrates uniformisés. 

 

Ne plus aimer ni la ville, ni mon village
Com­ment le souffrirais-je ?
Je largue tout. Me laisse pouss­er la barbe.
Et je vais bourlinguer en Russie. 

J’oublierai livres et poèmes,
J’irai le bal­lot sur l’épaule
Au noceur dans la steppe, on le sait
Le vent fait fête comme à nul autre.

(p. 91)

 

Vœu pieu. Sans per­dre la vie, le poète ne peut aban­don­ner la poésie qui est sa vie. C’est sans doute, dans ce moment de ten­sion sus­pendue, dans ce doute suprême qu’Essenine retrou­ve le mieux les plus belles expres­sions de ces anci­ennes contemplations. 

Ain­si, tout est loin d’être égale­ment admirable par­mi les vers d’Essenine et la cri­tique de Gérard Conio à pro­pos de sa poésie porte toujours : 

« Au fond, Ess­e­nine ne bril­lait ni par la nou­veauté, ni par le mod­ernisme, ni par l’o­rig­i­nal­ité… Il bril­lait par le ton émo­tion­nel de son lyrisme. Une émo­tion naïve, immé­mo­ri­ale, et c’est pourquoi extra­or­di­naire­ment vivante et spon­tanée, voilà sur quoi Ess­e­nine s’ap­puyait. Tout le tra­vail poé­tique d’Ess­e­nine con­sis­tait à chercher sans cesse des orne­ments pour cette émo­tion pure.  La per­son­nal­ité lit­téraire d’Ess­e­nine s’est dilatée jusqu’aux lim­ites de l’il­lu­sion. Le lecteur se com­porte envers ses poèmes comme envers des doc­u­ments, comme envers une let­tre qu’il recevrait d’Ess­e­nine par la poste. C’est cer­taine­ment fort et néces­saire. Mais c’est aus­si dan­gereux. Une dés­in­té­gra­tion peut se pro­duire, la per­son­nal­ité lit­téraire fuyant les vers pour vivre à côté d’eux, et les vers aban­don­nés avouant leur pau­vreté. » (1)

On peut, toute­fois, la trou­ver fort sévère au regard de la sincérité qui irrigue la poésie de Ser­gueï Ess­e­nine, sincérité la plus haute qui finale­ment sur­monte et uni­fie ses appar­entes con­tra­dic­tions, qui célèbre, dans une alchimie dont les incer­ti­tudes et les flot­te­ments font la force, les noces enfin con­som­mée de la « rose blanche et du cra­paud noir ».

 

 

 (1) Gérard Conio, Le futur­isme et le for­mal­isme russ­es devant le marx­isme, pp. 84–85, L’Âge d’Homme, 1975

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