Terre, tu nous a assoiffés
Tu as enseveli nos blessures dans le cimetière des lézards
Tu as gril­lé les lézards dans la four­naise de midi
Terre, nos vil­lages enfourchent les chevaux et courent les noix.

Funèbres, à la lim­ite du dés­espoir, ces élé­gies sem­blent des tapis aux fig­ures nom­breuses répétées jamais tout à fait pareilles. Mais au lieu de faire un jardin, un cos­mos prop­ice à la médi­ta­tion ou la prière, elles se meu­vent erra­tique­ment dans un univers bis­cor­nu. Ten­du, jamais en repos.

De Seyh­mus Dagtekin, Kurde de Turquie ayant adop­té à 22 ans la France et son idiome, n’at­tends pas un regard atten­dri vers les mon­tagnes de son pays natal où puis­er à peu de frais la sagesse que l’Oc­ci­dent a cessé d’en­tretenir sur ses ter­res. La mémoire, il l’ap­pelle l’en­ragée. Comme l’eau, elle ne s’ar­rête pas, empor­tant les lieux, ne laiss(ant) que le départ. Les morts frap­pent ten­drement aux portes de ta voix / pour que tu ramass­es leurs miettes.

Un per­son­nage, l’on­cle, tourne dans le faubourg d’une ville que le poème con­tourne sans même la nom­mer… coupe-gorge dont on ne sait quel pont franchir / ni sur quel pied. L’on­cle en ques­tion a per­du son couteau con­tre leurs gilets. Sa tête qui ne cesse de grandir, il la pro­jette con­tre chaque rocher du désert.

Des chants qui dis­ent l’empêchement de chanter :

Ne sachant plus rien nom­mer, je me suis assis.(…) Le cré­pus­cule est tombé. Le champ décimé. Les pieds se sont emmêlés avec les mains. les mains se sont recro­quevil­lées sur le soir. J’ai atten­du. J’ai poussé mes mains à la ren­con­tre de la forêt et j’ai dépouil­lé ton être sous les arbres calcinés… 

Voici le poète, Orphée d’après, ou d’a­vant, décalé en tout cas, né au mau­vais endroit et au mau­vais moment. Orphée ou Caïn ? Vio­lent (mais sans cal­cul), per­du, sans repères, et sans bien­veil­lance pour toi, lecteur.

Et cepen­dant, insigne espérance, il se dit novice devant l’haleine des roses.
 

Ce sont moins les êtres et les lieux que Seyh­mus Dagtekin nous fait touch­er de son lyrisme hale­tant, mais les liens, les par­fums. Pense à ces enroule­ments qui assurent aux tapis leur lega­to et que les yeux suiv­ent sans vrai­ment les voir.

Le pre­mier de ces liens, c’est la langue, la fac­ulté de parole, la voix du poète. Comme le couteau per­du, le mot est une épine dans la nuit(…) Quel cours d’eau suiv­re, notre cœur est désert / Avec quelle eau alour­dir notre parole ? À la source, la nuit, c’é­tait le titre du pre­mier roman de l’au­teur. Après tant d’an­nées d’im­mer­sion dans la langue « des immor­tels principes de 89 », il n’a donc pas trou­vé la lumière ?

Fais de ton som­meil une caverne
De notre peur une altitude
/
Expulse-nous de ton cré­pus­cule dans un cri

Cette langue ne cherche pas l’a­paise­ment, elle sait trop ce qu’il faut de vie aveu­gle et som­bre pour une vérité. Pour­tant, revenant à ce « cœur désert », ce point de vue moral ravivé dans l’épreuve de l’é­gare­ment, je ver­rai un deux­ième motif d’espérer.

Seyh­mus Dagtekin écrit avec une fièvre au corps / Pour que le mot s’en­v­ole de la plaie des langues.Habité qu’il est par cette cer­ti­tude, ‑la trame de ce tapis insup­port­able ?-, qu’au delà des langues insti­tuées et lass­es, recrues de trop de men­songes et d’in­dif­férence, il en est une, vive, à inventer :

Faisons un pas dans cette autre langue à nous (je souligne)
Allu­mons le feu sur cette autre tête à nous
Sec­ouons une grenouille sur la terre des ancêtres
Et posons-la sur ta chair vieillie
Tan­dis que cha­cun se gon­fle pour tenir le monde en équili­bre sur le bout de sa langue.

Poésie de l’ef­fort, du mus­cle ten­du. Sisyphe ? Oui, pour ce qui est de l’en­tête­ment. Mais à l’échelle d’un homme qui se sait seul, privé du châ­ti­ment et du sec­ours gal­vaudés des dieux, cher­chant une voix, une voie, pour quit­ter le domaine des ombres.

Per­me­ts-moi, en ce Same­di saint où j’écris ces lignes, de faire une digres­sion oppor­tuniste par la fresque de Fra Angeli­co qui mon­tre la descente de Jésus aux enfers. On y voit Adam sur­gir des intesti­nales grottes à la ren­con­tre de celui qui vient depuis la lumière. Lequel vient sauver l’autre ? Pas plus de flammes ni de gueules dentues que, de l’autre côté, de beau ciel ou d’ar­chi­tec­ture ras­sur­ante. Rien que la forme heurtée du rocher et la beauté épurée des vête­ments, rien que la ren­con­tre, l’ét­in­celle sourde d’un ami­cal accord. De même que le pein­tre de cloître a fait de ce rocher des enfers une image étrange­ment apaisante, Seyh­mus Dagtekin regarde la réal­ité décousue, il s’as­treint à l’ob­scur, dévis­age la nuit, et, à la faveur d’un adverbe, d’une ren­con­tre con­tre nature, il va te touch­er d’une sorte de grâce… Un adverbe, presque rien, une injonc­tion, ou des questions :

Nous sommes sur la terre avec nos allés et venues
Qui brû­lent nos pieds à longueur de pas
Notre bouche reste aride dans la pour­suite du jour
Nous, essouf­flés à pour­suiv­re ce chien
Ô aveu­gle, asperge d’une goutte d’eau ce feu qui brûle notre terre
Devant la foulée de ce chien perdu
Quel arbre nom­merai-je avec ses vignes enterrées
Quelle herbe mâcherai-je et met­trai-je sur ta vive plaie
Quel djinn lèverai-je dans ma parole (…)

Ques­tions qui, ain­si privées de ponc­tu­a­tion (ponc­tu­a­tion, insti­tu­tion), t’oblig­ent à sen­tir éclore dans ta pen­sée ou ta voix toute la jubi­la­tion du verbe-sujet inver­sé et du ton qui monte, frêle et mal­adroit souvent.

 

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