Dix-neuf poètes de Bosnie sont présen­tés dans une tra­duc­tion soignée et agréable à lire. Grâce à ce choix réduit, le nom­bre de poèmes varie entre 7 et 10 par auteur, ce qui per­met de bien sen­tir la voix sin­gulière de cha­cun. Toutes les généra­tions sont présentes, ceux qui sont nés pen­dant la guerre et entrent juste dans la car­rière, leurs par­ents jeunes adultes vers 1991, et ceux qui, nés vers les années 50, ont con­nu une vie « instal­lée » avant les boule­verse­ments et l’ex­il. Tomis­lav Dretar est l’un d’eux.

Même s’il définit le sub­lim­isme balka­nique par la fac­ulté à « sub­limer dans la poésie et par la poésie » la guerre qui a « trau­ma­tisé leur chair et leur imag­i­naire », on sent que l’oeu­vre de tous ces poètes tourne autour de ce sujet… impos­si­ble… et que l’écri­t­ure nait de cette impos­si­bil­ité même. Le ressen­ti­ment, les regrets, le nation­al­isme, le prosé­lytisme sont en effet absents de ces textes, mais ceux-ci n’en témoignent pas moins d’un engage­ment poli­tique human­iste et, pour cer­tains, d’une foi chaleureuse et ouverte.

Out­re la mai­son et le chemin, un des motifs récur­rents est celui du pont. Il a des réso­nances com­munes que l’on devine aisé­ment et bien sûr des pro­longe­ments très divers selon les auteurs. Celui, très sym­bol­ique, de Mostar, Ves­na Hlavacek le sur­plombe de nuages gris pigeon (qui) flot­taient dans le ciel bleu. Mais dessous coulaient les pro­fondeurs de la Neret­va en silence / (qui) par­laient de beauté, de tristesse / chu­chotaient inaudi­bles / sur les temps mau­vais, les rires et les pleurs, / sur com­ment le matin resplen­dit en rosée de per­les, … Le présent et la vie ont chez elle le dernier mot.

Mais chez Mar­jan Haj­nal, le pont est chargé de nos­tal­gie et donne sur un can­ton inintelligible :

Il est quelque part un pont étrange.
Sous la brume des souvenirs
On n’en voit pas le bout,
De l’autre et invis­i­ble rive
On ne perçoit que la résonance
De chants.

L’in­in­tel­li­gi­bil­ité, l’in­ca­pac­ité de la rai­son à saisir quelque chose du monde, tra­verse l’ensem­ble des oeu­vres. Ain­si, dans une par­en­thèse de Men­sur Cat­ic, né en 1960 :

(moi je ne dis rien du tout
je ne suis pas philosophe
(…) absence de toute
pen­sée claire…)

 Comme dans Impéné­tra­bil­ité de la con­science de Tarik Jaz­ic, né en 1991 :

Ils deve­naient pris­on­niers des ténèbres
en quête d’une lampe.
(…) C’é­tait tourn­er en rond
encore et encore…

 

Les fig­ures de l’ex­il sont nom­breuses. Pour Admi­ral Mahic, né en 1948, la vie a été tout entière errance. Ayant exer­cé des métiers manuels comme rela­tion­nels, seule la poésie est sa terre sta­ble. « Le marteau » évoque un tra­jet en train vers Vienne :

Chers pas­sagers, voilà ce que je suis : une pleine lune de Sara­je­vo / qui ne par­le pas alle­mand et en bosnien je vous demande : / Pourquoi n’iri­ons-nous pas tous boire un coup en Zam­bie !? / Et bien sûr, de Zam­bie nous pour­rions chevauchant des girafes revenir à Sara­je­vo / dépos­er une couronne de fleurs des champs / sur le tombeau de la mère inconnue !

Une « prose du transsi­bérien » ? Mais en plus trag­ique, et rigo­lard aussi :

Dans le vol­can d’où je viens nul / ne fait son tra­vail. / Ô, marteau de la Terre, fais que je devi­enne citoyen / de l’Autriche. /  Ô, marteau du ciel, fais que je trou­ve femme ! 

Certes, le désen­chante­ment et l’er­rance n’ap­par­ti­en­nent pas en pro­pre à ceux qui ont con­nu la guerre, mais l’ensem­ble des auteurs don­nent à ces motifs un tour très con­cret. Peu cérébrales, jusque dans les plus mod­ernes, ces écri­t­ures cin­g­lent à l’e­sprit du lecteur, ain­si Darko Cvijetic :

Dans les poupées sur l’étagère
Il n’y a pas d’utérus.
Comme un amas de muscles.
Cela n’est pas à toi comme
Brisé par le ver­tige du désert.
Quand les femmes pleurent
Toutes les césari­ennes fument
Sur les rafales de balles.
Tout se tait aux évo­ca­tions réciproques.

Explo­rant ce silence, l’ex­ca­vant avec ténac­ité, ces poètes n’en nég­li­gent pas les enjeux du temps présent. Ain­si Feri­da Durakovic, dans une sai­sis­sante lamen­ta­tion « à Ole­na, fil­lette sans per­son­ne », que « les mâles qui l’ex­ploitaient » ont mar­tyrisée jusqu’à la porte de l’hôpi­tal où elle venait se réfugi­er, grave en let­tres cap­i­tales un mon­u­ment de révolte :

MÂLES MÂLES MÂLES

MÂLES OLENA POPIK MÂLES MÂLES

MÂLES POLITIQUE POLITIQUE OLENA

COMMERCE DES FEMMES COMMERCE

(…) MÂLES MÂLES OLENA EST OUEST NORD SUD

     ISLAM CHRISTIANISME

ORTHODOXIE JUDAÏSME MÂLES MÂLES

     POLITIQUE POLITIQUE POLITIQUE

COMMERCE…

Le poème et le sens de l’acte d’écrire sont remis en cause. Cul­pa­bil­ité, pour Feri­da Durakovic : Je me sens coupable / pour ces lignes / qui involon­taire­ment me sont tombées des mains, /(…)un poème d’amour…

Mar­jan Haj­nal, lui, se refuse à écrire des vers sur l’amour. Josip Osti, avec humour, cherche un poème : Le cherche depuis ma ten­dre enfance et ne trou­ve sous le lit qu’un bil­let de banque dis­simulé / d’un État entre-temps effon­dré por­tant le sourire / d’un tout-puis­sant monar­que mort depuis longtemps.

L’hu­mour encore, mais très ambigu, dans ce « con­te » de Sead Begov­ic où Dieu, pris de pité, fait couler l’eau dans le désert et offre au fidèle et pieux cal­ligraphe une nou­velle con­trée heureuse (qu’Il a) cou­verte du jardin lux­u­ri­ant de la séduc­trice pen­sée de Satan.

Ce choix réu­nit des gloires lit­téraires et des jeunes gens peu con­nus que Tomis­lav Dretar « appré­cie tout autant ». Sa sub­jec­tiv­ité de bon aloi donne une vision diverse et cohérente de cet ancien peu­ple en construction.

 

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