Sous les mots, un texte qui résiste

« Il est impos­si­ble de percer cer­tains secrets mal­gré un nom­bre incal­cu­la­ble d’enquêtes, on est sim­ple­ment frap­pé par l’étroitesse des circonstances… ».

Ain­si s’ouvre,- sur une impasse et sur une sorte d’étau‑,  Une odeur humaine, « réc­it » d’Esther Teller­mann, pub­lié en 2004 aux édi­tions Léo Scheer.  Réc­it ? Le terme, en car­ac­tères rouges –comme le nom de l’auteur lui-même et le titre‑, appa­raît sur le grisé de la page en pre­mière de cou­ver­ture. « Toute larme est rouge », dit, quelques pages plus loin, une voix qui apos­tro­phe et invec­tive son  dou­ble, l’interlocuteur/ l’interlocutrice à qui elle s’adresse. Rouge, le sang qui a coulé, image de la cat­a­stro­phe his­torique dont l’Europe a été meur­trie,  durable­ment et irrémé­di­a­ble­ment. Un réc­it de la plainte et de la douleur ? Non. Plutôt une inter­ro­ga­tion lanci­nante. Com­ment met­tre en mots le « verbe inhu­main » dont cha­cun d’entre nous est por­teur? Com­ment le faire réson­ner sans gémisse­ments inutiles et sans lamen­ta­tions? Quelles pul­sa­tions imprimer au lan­gage pour don­ner à la prose d’Une Odeur humaine toute son ampleur poly­phonique? C’est ce que l’écriture d’Esther Teller­mann explore, dans ce réc­it ten­du à l’extrême, dans une sorte de fer­veur « fan­tas­ma­tique sin­gulière » « vers l’impossible à dire ». Qui ne se peut dire qu’en faisant le choix d’une ironie mordante.

L’ « iro­ni­sa­tion » est sans doute l’un des procédés majeurs de la lux­u­ri­ance de la prose à l’œuvre dans Une odeur humaine. Peut-être la car­ac­téri­sa­tion par le genre est-elle déjà la mar­que d’un écart dans la tra­ver­sée du lan­gage, et en fil­igrane, un indice de cette « iro­ni­sa­tion » que la poète évoque dans l’entretien accordé à Patrick Ney pour la revue Nu(e) ? « Iro­ni­sa­tion » néces­saire à l’élaboration du con­tinu. Néces­saire distanciation.

Dès l’incipit, Une odeur humaine brouille les pistes. Esther Teller­mann s’ingénie à bous­culer les règles habituelle­ment asso­ciées au genre du réc­it, celles de l’énonciation, notam­ment. Le lecteur désta­bil­isé a beau s’attacher à men­er son enquête et ten­ter de se saisir du « qui par­le à qui », d’où par­tent les voix, pour rejoin­dre quel point, le texte résiste et ne livre aucune réponse claire.

Ain­si de cette inter­ro­ga­tion : «Où pensez-vous que nous ensevelis­sons l’odeur humaine ? » (57)

Qui se cache der­rière le « vous » ?  Quelle(s) personne(s) ce « vous » inclut-il ? 

Ailleurs, au « je » et au « tu », répon­dent des voix entremêlées qui font altern­er mas­culin et féminin. De même, au début d’un autre chapitre, une voix inter­roge qui passe du « vous » au « tu », puis au « je ». Est-ce la même voix ou d’autres qui se super­posent ou se sub­stituent l’une à l’autre :

« M’entendez-vous ? Non, je ne sens plus vos doigts, plus rien, tout a dis­paru, c’est éter­nel, on casse les morceaux de boue pour m’atteindre, apportez –moi l’eau du Nil, du Gange, l’énigme du Nil supérieur, pas de doute la mort me fut offerte dans une con­tin­u­a­tion tem­porelle. Com­prends-tu les signes grat­tés par une destruc­tion per­ma­nente, cette volon­té d’effacer la grande fig­ure pour voir s’il y a une ville flan­quée de notre peur, un unique paysage repéré par aucun para­graphe de la loi, immo­bil­isé dans nos paupières ? Je te perds je ne te perds plus, c’est la même litanie, nos fiançailles, oui comme une grande éclipse éprou­vée jusque dans les coro­n­aires. » (53)

De la même façon, aucun nom pro­pre d’identité ne vient émailler les échanges; et les ter­mes  de Madame/Monsieur/ Doc­teur  qui désig­nent les inter­locu­teurs  ne sont pas des indices suff­isants ou fiables. Au-delà de la ques­tion de l’énonciation, il est peu prob­a­ble de par­venir à recon­stituer une his­toire, selon une tra­jec­toire qui s’ancrerait dans un com­mence­ment pour fil­er vers la réso­lu­tion d’une fin. Il sem­ble qu’il en soit du réc­it comme de la vie. Une même ques­tion se pose, qui échappe à tout enfer­me­ment, celle de l’origine et celle de l’issue.

« Quand cela a‑t-il com­mencé ? On croit que les choses com­men­cent, on s’aperçoit que le début n’est qu’un ver­tige, vous avancez et vous n’avancez pas, car la vie n’est pas sys­té­ma­ti­s­able sous un con­cept, Dieu mer­ci. Ain­si qui m’assassine, s’il vous plaît ? »(25)

En réal­ité, ce qui con­stitue pour le lecteur une « insta­bil­ité énon­cia­tive » est pour l’écrivain néces­sité de se con­fron­ter à ces « moments de déper­son­nal­i­sa­tion » prop­ices à « se laiss­er par­ler par les voix qui l’accompagnent ». Aus­si dérangeante soit-elle, cette « insta­bil­ité énon­cia­tive » impose ses pro­pres mar­ques, « modal­ités tech­niques » et « câb­lerie » (dis­po­si­tion en para­graphes ou ponc­tu­a­tion, par exem­ple) et le lecteur  décon­certé mais peu à peu décidé à se laiss­er pren­dre à cette plu­ral­ité, — somme toute assez sem­blable à celle qui car­ac­térise la cacoph­o­nie de la con­ver­sa­tion courante -, lui sub­stitue pro­gres­sive­ment sa pro­pre voix. De sorte que le texte coule, d’un chapitre à l’autre, et, à l’intérieur d’un même chapitre, d’un para­graphe à l’autre, sans que le lecteur ait à cœur, en défini­tive, de se préoc­cu­per de la ques­tion ini­tiale. L’intérêt du réc­it est ailleurs. Le lecteur se laisse acca­parer par cette « poly­phonie énon­ci­atrice » qui le force jusque dans ses retranchements.

« Ain­si, dans Une odeur humaine, celui qui par­le est tour à tour homme et femme, vic­time et bour­reau, capa­ble d’amour et de haine. À nous la tâche d’interroger notre pro­pre inhu­man­ité : en cela réside l’éthique du poète », énonce claire­ment Esther Teller­mann au cours du même entre­tien avec Patrick Ney.

L’« Iro­ni­sa­tion » affleure égale­ment dans les leit­mo­tive qui tra­versent les dialogues.

Ain­si de l’allusion récur­rente  à  Shake­speare pour ponctuer le dis­cours. Un leit­mo­tiv dans lequel s’insèrent les clichés de la con­ver­sa­tion tout en faisant acte d’autorité :

« Par­le-moi de préférence de choses humaines, peut-être d’un site ancien, les morts aus­si sont coupables, c’est dans Shakespeare… »

Ou bien :

« La mort n’est que l’expiation de l’inceste, c’est dans Shake­speare : fon­da­tions, fruits, tach­es du cœur, le père avili, il ne demande pas grâce, il n’écoute pas le temps… »

 

Ou encore :

« Con­sid­érez le monde avec effroi, lisez Shake­speare : notre siè­cle a allumé de grands esprits, dégagé des mis­sions spir­ituelles, véri­fié des hypothès­es, mais la haine est pens­able, c’est acca­blant, d’ailleurs, votre fente est-elle un con­cept ? » (15)

 

Au-delà de la sil­hou­ette éphémère  de l’incipit qui cherche à se saisir de son image, « rien n’est véri­fi­able ». Pas même la réal­ité d’un indi­vidu dont les traits n’existent que pris dans l’erreur inhu­maine de l’Histoire. Une sim­ple erreur, qui ramène l’homme – et le réduit- à une « odeur ». Une « odeur de gaz », lit-on en con­clu­sion de l’incipit d’Une odeur humaine.

Une odeur fétide, sac­ri­fi­cielle, se difracte en effet, tout au long du texte, odeur de chair brûlée et de cen­dre, toutes matières con­fon­dues, odeur dif­fuse qui per­siste, portée par toutes les viles straté­gies qui la sou­ten­dent. Le lecteur com­prend d’emblée que l’extermination des Juifs sert de toile de fond au réc­it d’Esther Teller­mann. Réc­it qui peut se lire comme une auto­bi­ogra­phie impos­si­ble jusqu’au para­graphe final qui reprend comme en écho assour­di la for­mule ini­tiale et ramène la vie à une suite de tra­ver­sées en « eaux pro­fondes » avec ses pass­es, ses écueils invis­i­bles, ses con­tourne­ments, ses morts suc­ces­sives, à soi-même et aux autres.

«  On revoit toute sa vie les eaux pro­fondes que l’on tra­verse sans même recon­naître les pass­es où nous avons échap­pé aux leçons appris­es. C’étaient des pas­sages invis­i­bles et para­dox­aux où, au prix d’une autre mort, nous avions suivi une eau souter­raine, qu’importe, nous avions sen­ti une odeur humaine. »(172)

Des voix par­lent qui dis­ent leur per­cep­tion du monde, se croisent s’entrecroisent, se sus­ci­tent, se cherchent, cha­cune enfour­chant son dada, ses leit­mo­tive, ses han­tis­es. Amour /haine for­ment un cou­ple indis­so­cia­ble. La haine fait enten­dre sa voix, une voix jail­lie de l’Histoire et com­mandée par la peur. La peur de ceux qui venaient de l’Est et qu’il fal­lait anéan­tir. Mais les rôles sont inter­change­ables et cha­cun peut être con­fron­té suc­ces­sive­ment à ses pro­pres voix con­traires, le temps de bas­culer de l’un ou de l’autre côté du trou.

«  Je n’avais aucune rai­son de vivre sans le meurtre que je te laisse opér­er, c’est beau, aucune bête ne fait cela, la pro­fondeur du vide pho­tographié, ce point où tout bas­cule, le regard du bour­reau qui vac­ille : avez-vous eu votre dose de réel ? » (13)

Explicite­ment nom­més, les Juifs sont accusés de tous les maux par une voix qui s’adresse à son thérapeute :

« …Ce sont les Juifs cette sorte d’influence, j’aime les belles choses le tra­vail la prière, c’est les Juifs ils m’empêchent…

Ou encore :

« c’est écrit dans les livres les Juifs qui empêchent…  Avec votre aide, doc­teur, j’analyserai les sources, je veux écrire un scé­nario mais quelqu’un s’interpose, je suis con­séquent, j’étrangle… C’est les Juifs, ces manières défi­cientes, ces fig­ures obscur­cies, cet air absurde dans les mag­a­sins de con­fec­tion, ils organ­isent les rap­ines en bal­lots déver­sés dans les cours… » (30–31)

Cha­cun recon­naît au pas­sage des pro­pos déjà enten­dus, mille fois ressas­sés. Des pro­pos malveil­lants tou­jours prompts à sur­gir dans les bouch­es. De sorte que, sous la plume sans con­ces­sion d’Esther Teller­mann, le « juif » reste intolérable. Sans doute parce que le juif  représente « quelque chose d’inadmissible ». Parce que le mot recou­vre, (depuis les orig­ines ?) « l’innommable », « l’inadmissible de la con­di­tion humaine. »

Une voix assour­die, la mienne, ma voix intérieure de lec­trice, s’arrime tour à tour  à toutes les voix incon­nues et pour­tant famil­ières qui hantent le réc­it, devenu sem­blable à une ruche qui four­mille de mille réso­nances. Elle se heurte aux images tron­quées, incom­plètes, approx­i­ma­tives qui façon­nent l’être tra­ver­sé et ébran­lé par les voix d’Esther Teller­mann. Une voix de gorge domine, celle de l’écrivain et poète, qui prête vie à toutes les voix qui l’habitent et fait se lever dans son souf­fle épique les cen­dres tou­jours tièdes de l’Europe. Par ce souf­fle se rassem­blent toutes les ter­reurs tenues sous le bois­seau et la peur, celle-là même qui fai­sait con­stru­ire le « trou où tout bas­cule », s’empare du lecteur.  Car cette peur-là gît en cha­cun de nous — peur de soi /peur de l’autre‑, qui se nour­ris­sent l’une l’autre.

« Voyez la sauvagerie, l’absolue sauvagerie de l’humain, vous-même, prenez‑y garde, vous avez la force brute des bour­reaux, con­sid­érez les zones vides sur la carte des con­flits plané­taires, nous avons lut­té pour  la cause du pro­grès, d’autres brail­lent encore à coups de lance ou con­tin­u­ent de tri­cot­er sur des chais­es pail­lées, oui oui on referme les portes de l’enfer, c’est pas gra­tu­it… » (26)

Il serait vain de vouloir trou­ver dans Une odeur humaine un quel­conque récon­fort, une vague amorce d’apaisement. L’instabilité énon­cia­tive bous­cule toute assur­ance de sérénité. Rien n’est réel ni réelle­ment véri­fi­able, rien n’apporte de réponse, pas même le chant d’Orphée, qui porte en lui, dans le lyrisme le plus séduisant, les mar­ques de ses con­tra­dic­tions et limites :

« Chante Orphée, aucune bête ne fait cela, un hymne selon les règles du con­tre­point qui sac­ri­fie à l’élégance du con­tour mélodique, pré­pare dans la com­bi­nai­son cher­chée l’avènement de la fugue ou  de l’orchestration, excède l’étendue dans l’impureté d’un style, sépare le crime du crime. »(92)

Ni même l’amour, lequel, même au plus fort de son évi­dence, reste sourd à nos aspi­ra­tions d’éternité et ne peut y répondre:

« Je t’aime ô mon amour, aucune bête ne fait cela, intro­duire un motif qui dépasse le présent dans une plainte inex­tin­guible, une lumière qui sig­ni­fierait tout notre cœur. Nous nous seri­ons instal­lés défini­tive­ment dans l’être comme dans l’éternité, à peine appartenons-nous encore au monde puisque la splen­deur évite cet intérêt par­ti­c­uli­er pour les plans où ne s’effacerait pas l’ombre, les situ­ant sur une scène plus haute, com­pa­ra­ble à une con­stel­la­tion silencieuse. »

Que dire d’autre, sinon que ce texte mag­nifique est inépuis­able, que chaque voix qui porte la nôtre en sus­pens dans la sienne, ouvre des voies nou­velles aux inter­ro­ga­tions du lecteur. Que con­clure est impos­si­ble, tant est dense la réflex­ion qu’Une odeur humaine sus­cite.

Reste le souf­fle de la langue, qui gagne et emporte comme une houle sur laque­lle s’abandonner, au moins momen­tané­ment,  avant que ne revi­enne, avec le ressac, la vague vio­lente des con­sid­éra­tions philosophiques et his­toriques et la vision cauchemardesque  de la fosse :

  « Je t’aime ô mon amour, c’est une sorte de direc­tion implaca­ble, cela per­siste ce cen­tre tout entier, chaque chose ici ne con­naît ni l’épreuve, ni le dehors, ni la ren­con­tre, non nous sommes le même noyé main­tenu sur les eaux, dés­espéré­ment oui au-delà de lui-même,

   je t’avais cher­ché dans l’insouciance, sus­pendu à ta préoc­cu­pa­tion comme à une matière dernière, tu dis­ais ne pas te recon­naître dans la langue que je t’adressais mais il y a à l’intérieur de chaque langue une marge réduite où nous ne sommes pas mais où nous pou­vons ne pas être étranglés… »

Et pour la poète, l’écriture, seule « Terre exacte » sus­cep­ti­ble de   d’accorder sa force à « l’émergence de vivre ».

 

                            Terre     exacte
                           légen­des captives
                           des transparences
                           d’un nom
                                     d’homme
                           et demeure le contour
                           mes­sager d’une flamme
                           devenant mémoire
 

 

                                      jadis se dresse
                            hors du mourir.*

 

Poème d’Esther Teller­mann, Terre exacte, Édi­tions Flam­mar­i­on, p. 219

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