l’homme se regarde couler
entre ses pro­pres doigts

Denis Rigal
 

 

Né en 1938, Denis Rigal vit en Bre­tagne. Sa poésie a paru chez Rougerie (trois recueils), ce qui n’est pas une mince affaire, Folle Avoine, Wig­wam, HB et Gal­li­mard (Aval, 2006). Le poète est aus­si l’auteur d’essais et d’une antholo­gie con­sacrée aux poésies d’Irlande. Rigal fait par­tie des fon­da­teurs de la revue Poésie-Bre­tagne. Avec Ter­restres, il offre un ensem­ble com­posé de trois par­ties (Ter­restres, Pros­es et Cahi­er de Stre­sa), ensem­ble de grande force et beauté, comme une œuvre par­v­enue à l’authentique matu­rité. Je dirais même qu’il s’agit là de l’un des recueils qu’il con­vient d‘avoir lu cette année. D’avoir lu, même, sim­ple­ment. Car la poésie et le défilé des années… On s’en moque un peu, pour tout dire. Des morceaux d’architecture de l’opus ont paru dans les revues Po&sie et Lieux d’être. Ce n’est pas anodin non plus.

Le recueil com­mence par un texte, « En temps de détresse », texte qui donne le ton :

 

« Des galets lancés par les vagues ; repris ; relancés ; à force, trou­vent moins dur qu’eux ; meu­lent, éro­dent, évi­dent ; creusent des flaques, des vasques, des mar­mites ; des mon­des à part, inconçus ; des limbes. Un peu­ple sans nom s’y assem­ble ; des faces dif­formes, des corps austères, des mem­bres grêles, sac­cadés, trit­urés ; con­cen­trés là ; des hiéro­glyphes myr­i­apodes qui gig­o­tent ; par­fois se fix­ent un instant, réseau de lignes brisées, illis­i­bles, toujours. »

 

Lisant Rigal, on écoute le chant ryth­mé de la vie et du monde. Là où le son/musique de l’écriture saisit au vol, l’espace d’un instant, le réel en pro­fondeur du temps présent. Le regard du poète est regard vrai et lucide sur ce que nous sommes, nous, plus frêles et absents que ces galets creu­sant des « mon­des à part ».

Plus loin :

« Cela se met en place : le décor, le roc, les éboulis, les trous d’eau qui sont des yeux crevés, des con­tre-lunes. Il suf­fit d’un mil­lé­naire ou deux, un rien dans le temps incol­ore, dans le temps de per­son­ne. En deux mil­lé­naires à peine cela advient : le monde a un cen­tre vide, sur quoi tourne une absence. L’homme con­sulte ses relevés redon­dants, établit des causal­ités, remonte à la fic­tion précé­dente, qu’il ne recon­naît plus ; il essaie d’imaginer la douleur des muets, les paroles des morts ; ses lèvres trem­blent ; il songe qu’autrefois, de l’autre côté des mers, il y eut une déesse dont le nom était « Qui-es-tu ? ». Elle non plus ne con­nais­sait pas la réponse. Ain­si vint le temps de détresse, le temps de l’homme perdu. » 

 

C’est ici, pré­cisé­ment, que com­mence l’histoire réelle du monde, non dans les élu­cubra­tions des manuels sco­laires, pré­cisé­ment là où nous avons com­mencé à devenir ces « hommes per­dus », ceux-là qui ont per­du le nom, leur nom. Notre nom. La Parole sem­ble s’être éloignée, et cepen­dant elle frappe sans cesse à notre porte. Le « temps de détresse » est aus­si par nature, oserais-je dire, celui qui annonce le temps ou les temps à venir, ceux de l’homme retrou­vé, de l’homme revenu/redevenu lui-même. En sommes-nous si loin ? La réponse dépend du degré de pes­simisme dans lequel on accepte de se laiss­er enfer­mer. Oui, il faudrait lire, relire, penser, et vivre cela : le monde a un cen­tre vide, sur quoi tourne une absence. Un chemin de vie, une qua­si déf­i­ni­tion de l’être poé­tique venu au monde. Et croire. Non pas en une quel­conque divinité mais en la sim­ple part ani­mée en cha­cun des hommes. En nous. Là où se niche la mémoire de la Parole, la porte d’entrée du palais du roi. Cet homme que nous sommes tou­jours tout en ne l’étant plus. L’absence est seule­ment un oubli de l’être. Quelle tra­di­tion spir­ituelle dit autre chose ?

Ain­si, Denis Rigal pose un regard lucide et aigu­isé et (de mon point de vue de vieux réac assumé) juste sur ce qui fait la réal­ité de notre monde mod­erne. Peu de choses, com­paré à un galet – et au sil­lon que celui-ci trace dans le réel. Puis, le poète pose la VRAIE question :

 

« et qu’en est-il alors de la beauté »

 

Il faut beau­coup de force et de march­es en com­pag­nie de la sagesse intérieure pour pos­er cette ques­tion, au cœur d’un monde devenu absent à lui-même. C’est dire si les temps sont à la « détresse ». Et pour­tant, pour­tant, pour­tant, c’est bien depuis les tré­fonds que scin­til­lent toutes les lumières, fussent-elles d’apparence faibles. Cha­cun sait qu’il con­vient de se méfi­er des apparences/apparats. La vie est tou­jours ailleurs. Et cela fait vio­lence, dans l’homme, en nous, autant qu’au sein de la poésie :

 

à chaque neuve niaise lune,
la grande gueule du chaos
éructe, salue la som­bre aurore,
l’astre à venir et le désastre,
expulse homon­cu­lus visqueux,
vineux, vio­lent, vain­cu, voué
à la folie des grands heurts, dé
‑muni face au bleu absolu,
hurlant, nu, essen­tiel, non pas
vaines ques­tions aux vains abîmes
mais défi, beauté, viande crue.

 

Evidem­ment, la vie et le vivre ne vont pas sans soubre­sauts. Ain­si va la réal­ité poé­tique de ce qui est. Elle est vio­lente. Les doux rêveurs, con­traire­ment à ce que pré­ten­dent les pon­cifs, lisent rarement de la poésie.
La force – et ce qui force le respect – de la poésie de Denis Rigal ne se trou­ve pas seule­ment dans le fond de ce qu’il dit. Elle est aus­si dans la puis­sance ryth­mique d’une écri­t­ure ancrée dans le cœur même de l’univers. On y lit le miroir étoilé de la nuit. On y entend l’écoute disponible du poète, l’âme posée sur les bat­te­ments des artères du monde. On y voit aus­si l’image du monde déposée sous nos yeux, éten­due à perte de vue, au point que l’on ne sent plus guère au-delà, et cela donne une approche du titre, Ter­restres. En effet, ter­restres, trop ter­restres sans doute :

 

il était là,
le noir-rien insatiable,
lippe, crocs, panse énorme,
il attendait
 

et les chevaux descendaient des montagnes
en grands trou­peaux galopaient à l’abîme.

 

Et la musique est poésie, musique/poésie présente alors en chaque grain de cette œuvre :

 

là est le principe,
dans ces poumons minuscules
par où respire
l’âme d’un monde harmonique.

 

Nous respirons au creux du monde, comme un enfant les lèvres posées sur le sein de sa mère. Et cepen­dant nous vivons fort peu cette res­pi­ra­tion, éper­dus dans une course vide de sens. Sou­vent. Le monde ne souf­fre-t-il pas avant tout de cette absence de vision sim­ple, celle qui nous con­duirait à sim­ple­ment regarder le tracé de notre res­pi­ra­tion au sein de celle de l’âme du monde ? Il s’agit là d’un pro­jet révo­lu­tion­naire authen­tique, pas de rêves de poètes. Trans­former le monde, ce n’est pas le ter­ra-for­mer, cela nous savons le faire et ambi­tion­nons sem­ble-t-il de par­venir à le ras­er. Mais le trans­former et le sauver en nous trans­for­mant et en le sauvant ? Là est le défi du réel, pas dans la lutte con­tre de vagues crises économiques, lesquelles n’existent que dans le faux monde que nous fab­riquons, un monde en forme de simulacre.

Le recueil de Denis Rigal lance une espèce d’appel à la poésie, au Poème. Et oui… Nous en sommes-là, les temps sont venus d’aider la vie à pour­suiv­re son chemin par le prisme et le recours au Poème. Il y a tant et tant de réel dans ce mot, « Poème », que l’on s’autorise à vers­er des flo­cons de larmes en le prononçant. N’est-ce pas, cela est quand même autrement beau que tout ce que l’homme ose faire à l’homme par les temps de « détresse » qui courent. On par­le même par­fois d’apocalypse, cela même pourquoi nos amis sci­en­tifiques ont fixé une « hor­loge », laque­lle nous dirait que nous seri­ons à moins de cinq heures de ladite apoc­a­lypse. De quoi s’effrayer ? Pas sûr. Cela reviendrait à oubli­er le sens même du mot « apoc­a­lypse », un sens proche de celui de « renais­sance ». Et sur la cen­dre de ce monde renaî­tra le Poème. Il y a de la vie. Encore, quand :

par­fois je coïn­cide avec moi-même

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