Des géo­gra­phies de tremblements.

Un garçon a écrit un jour : Le vrai voy­age, c’est d’at­tein­dre le point de non-retour. Et puis de revenir. 

Moi, qui suis igno­rant de tout, n’ai encore rien aperçu, n’ai rien vécu — quelques coups de poings dans la nuit, la crosse d’un revolver et des men­aces de mort, ça ne fait pas de vous un être -, je crois une chose et j’ai peut-être tort, c’est que lorsqu’on est arrivé à ce point, tout là-bas, le voy­age c’est d’y rester. Et puis de con­tin­uer à partir

Mais je suis igno­rant de tout

.J’ai lu qua­torze fois Inter­nelle ardence de Thier­ry Jolif

.Qua­torze fois, c’est deux, le livre et le lecteur, mul­ti­pliés par sept anges sans trompettes. Ou alors des trompes de silence qui voient entr­er l’air dans leur corps lourd et creux, non par leur embouchure mais par le pavil­lon. Le vide se fait dans la note

.Un soleil monte, mais il est bar­ri­cadé par les nuages — ou des fumées, car on ne sait si l’ar­dence habite le ciel, ou si elle monte orig­inelle­ment depuis la terre. Le pays appa­raît néan­moins. On y repère des géo­gra­phies de trem­ble­ments, des sentes emprun­tées par des voitures très noires et trop gross­es, aux vit­res opaques, alors que plus bas la clair­ière est déchirée par des autoroutes vides qu’é­clairent de fréquents lumi­naires. Qua­torze fois on part à l’as­cen­sion de la pyra­mide quadrillée par les four­gons étranges, qua­torze fois pour­tant on ne saurait s’empêcher de don­ner du regard vers la grand-route en con­tre­bas, au risque de tomber. Et l’on tombe qua­torze fois

.
A cha­cune de ces fois, l’on revient avec des preuves du monde d’a­vant. Cer­taines sont inutil­is­ables, d’autres déjà sont dev­enues nous, d’autres encore appel­lent la patience et la décoc­tion. J’y ai vu des let­tres gravées à flanc de mon­tagne, j’ai guet­té des oiseaux aux ailes cour­tes dépos­er des chan­sons aux­quelles manque une musique, puis j’ai surtout enten­du un chant. Une voix qui ne venait pas d’eux.

La voix sour­dait d’un trou au som­met du volcan.

Il y avait un homme là-haut, piégé à ciel ouvert. Il ne pour­rait plus redescen­dre, mais ne souhaitait pas bouger. On ne le délogerait plus. Il était la mon­tagne et la mon­tagne était lui. C’é­tait comme cela.

Cette voix, elle m’a intimé l’or­dre de dis­paraître. C’é­tait bien­veil­lant, presque pas pen­sé. Car­di­nal. Comme la montagne.

Je n’é­coute pas tou­jours les livres, mais cette voix je l’ai enten­due, j’ai suivi la rampe qu’elle offrait, et depuis, je dis­parais. Je dis­parais.

Par paliers ascendants.

Je dis­parais.

Ou plutôt : mon absence réap­pa­raît en lieu et place d’un moi-même. Ce je n’est plus que le palimpses­te sur lequel l’homme qui chante, tout à fait en haut, et tout à fait partout, inscrit les efface­ments suc­ces­sifs. Comme une fig­ure qui s’en­fuit der­rière un linge humide. Un polaroid inverse, de la couleur vers le sépia puis le car­ré noir, comme un écran fraîche­ment éteint.

Lu qua­torze fois Thier­ry Jolif, bel arbre plan­té au cœur, trans­former un essai poé­tique. Il essaie la poésie. Il la tente. Il la laisse l’escalad­er. Elle le baigne et le per­fore, l’in­fil­tre. Il n’en est pas mort. C’est pourquoi il est impos­si­ble à un ardent de sous­traire la moin­dre page, la moin­dre stro­phe, le moin­dre apho­risme, la moin­dre cita­tion, de l’ensem­ble de ce corps ten­du dans la nuit. Il te crible et tu renais au con­tact du souf­fle caché der­rière chaque mot qu’il dis­ait faux. Un mot, pour être lu, doit être dit. C’est en dis­ant que tu insuf­fles. C’est en res­pi­rant que tu refais vivre les verbes tués sur la page

Disparaître.
Ce n’est ni cess­er d’ex­is­ter, ni mourir, ni fuir. C’est être à côté de son être.

C’est faire poiesis de tout soi.

La poésie n’est jamais à sa place.

La poésie est la place que se dis­putent toutes, sans se l’avouer aucune, les autres caté­gories et dis­ci­plines, qu’elles s’es­ti­ment sci­en­tifiques, lit­téraires, spir­ituelles ou ce que l’on voudra. Elle est dans un trou, creusé tout en haut de tout. On n’y tombe que si l’on vient un peu du ciel.

 

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