Cher Mon­sieur Blaine (Poitevin),

Le médiathé­caire, qui me sait friande de biogra­phies et de toutes sortes de con­fes­sions, m’a mis dans les mains vos mémoires. Au terme d’une fouille rigoureuse de mes archives de Water-Clos­er Gala du Monde, je n’ai trou­vé aucune trace de votre per­son­ne. Il est vrai qu’une grève des PTT m’avait fait man­quer qua­tre numéros en décem­bre 1974… Qu’im­porte ! Les pre­mières pages de votre ouvrage vous inscrivent dans une hon­or­able lignée de per­son­nages qui présidèrent aux des­tinées d’un ravis­sant havre de paix entouré d’un grand espace foresti­er à 14 km d’Aix en Provence, nom­mé Ventabren. Et non pas Ven­tre-a-ben comme s’en­tête à le pronon­cer ma petite-fille, laque­lle me répond avec inso­lence que le titre veut dire « excrois­sance char­nue » et qu’une des pho­tos mon­tre votre abdomen rebon­di (il a fal­lu qu’elle tombe dessus du pre­mier coup!).

Pour com­mencer, vous direz à votre édi­teur qu’il a oublié de numérot­er les pages, ce qui m’empêche de compt­abilis­er cette lec­ture dans mon score men­su­el de la méth­ode de Préser­va­tion cérébrale du Pr Mem­o­shi­ma. Mais je ne vous écris pas pour par­ler de moi… Passe encore que l’im­primeur ait mis plusieurs fois la page du titre, cela bégaie gaiement et va bien avec ce que vous dites du début de la vie. Mais qu’on ne sache, par­fois, s’il faut lire page après page, à cheval sur les deux ou encore dans un miroir, il eût fal­lu sur la cou­ver­ture un aver­tisse­ment de ne pas se caler trop pro­fond dans son fau­teuil. Je vous accorde que l’ef­fet final est très joli, un livre qui ressem­ble sou­vent à un tableau mod­erne, un livre en liberté.

Au sujet d’être à cheval, vous ne parais­sez pas très fixé sur la base de votre iden­tité sex­uelle. Julien est bien un prénom de garçon, je vous ras­sure, pas comme Théodore, et, si vous écrivez çà et là que votre vrai nom est Chris­t­ian, cela n’y change rien. Mais il y a plus grave, cher Mon­sieur Blaine, vous en venez à douter du genre des noms com­muns. Là, la vieille lec­trice que je suis vous dit stop, même si ma peste de petite-fille trou­ve ça rigo­lo. Je vous cite :

les changements de genre…

Deux se sont immédiatement

imposés :

la gazonne & le racin.

Mais pour que le mot joue bien la tran­sex­u­al­ité, il faut les chercher un à un, les tri­er, les lire, les écouter, les dire et, finale­ment, con­sen­tir à les écrire :

la cabo­chonne & le purg,

la tam­boure & le torgnol,

la planc­tonne & le jup,

la débite & le balein,

la trapèze & la travelo

le vigne & la vignobl

le Vierge & la Jésus (…)

Que vous êtes déroutant ! Ça ne suit pas un fil bien net. Certes vous déclarez que, depuis votre enfance, vous n’avez jamais su écrire droit. Je plains vos instituteurs !

Pour­tant, avec toutes les bribes de votre passé, vous auriez eu de quoi faire un vrai réc­it… Au télé­phone, ma nièce qui est pro­fesseur agrégé m’a dit que nous viv­ions au temps de la courbe et de la dis­con­ti­nu­ité. J’ai pu ain­si abor­der sere­ine­ment ces nom­breuses pages où s’é­grainent de courts para­graphes très intens­es et intimes. Votre per­son­nal­ité se con­stru­it sous nos yeux même si vous avez com­mencé par 1972, au Brésil, puis con­tin­ué par 1962 à Aix, puis à nou­veau 1972 et ain­si de suite : 1976, 1962, 1972, 1966, 1976, 1962, 1957, 1966, 1976, 1962. Et à chaque date le même texte répété ! Ma nièce, tou­jours, me dit qu’il faut l’en­ten­dre comme de la musique mod­erne car pour vous le temps n’est pas droit, mais une par­ti­tion qui remâche et remâche les mêmes notes. Moi je retiendrai l’his­toire de votre grand-père qui, en pleine guerre, ne dut sa survie qu’au fait d’être sor­ti uriner au moment pré­cis où une bombe boche détru­i­sait la cabane d’ingénieur où il tra­vail­lait. Cela nous vaut un émou­vant pas­sage sur

qu’estce­que­je­serais­de­venusi... ?

… où, étrange­ment, vous ne parais­sez pas regret­ter de n’avoir pas fait d’é­tudes poussées. Ni, au demeu­rant, de n’avoir pas écrit un seul « livre entier ». Vous par­lez aus­si des revues que vous avez créées puis lais­sé tomber. : « : des pages qui puent l’or­dure ou le cadavre ; l’é­ma­na­tion du remords (…) » Et quelle afflic­tion que vous vous sentiez

re plongé dans

LE résidu.

M’y réduire,

m’y résoudre,

y résider ;

désor­mais

   Y résider.

« Sou­vent la mort me passe par la tête », écrivez-vous. Et de racon­ter votre sui­cide imag­i­naire en vous pré­cip­i­tant d’une route dont vous auriez démon­té les glis­sières. Dans le réc­it qui suit, on dirait la fin du monde. C’est aus­si une renais­sance : « Le fer rouille, s’ef­frite, les croûtes s’é­parpil­lent et le fer se dis­sout dans de nou­velles plantes mon­strueuses et sauvages.(…) Quelques ani­maux sont là, venus des pro­fondeurs, et quelques humains, habi­tants, comme à leur pre­mier jour, des grottes pro­fondes et isolées au cen­tre des forêts (…) Et ils décou­vrirent l’art (…) Ils accueil­laient, au cœur de la galerie, les humains à qui ils enseignaient l’ob­scu­rité et le silence, à qui ils appre­naient le touch­er dis­paru, l’odor­at enfui, le goût évanoui ».

Par moment, je me demande si votre livre n’a pas été pub­lié deux ou trois siè­cles trop tôt, tant vous par­lez de « l’homme post-his­torique », celui qui n’a RIEN À DIRE.

J’en déduis que votre passé vous intéresse moins que les mots qui vous en sont restés. Et puis vous avez un sérieux compte à régler avec ces mots et que c’est à cause de ça que vous les écrivez à l’en­vers, que vous les imprimez de sorte que les let­tres se recou­vrent, que vous les répétez et les redîtes et que vous traduisez le fait de n’avoir rien à dire en une trentaine de langues!Ce pourquoi, comme vous ne les par­lez pas toutes, vous êtes allé déranger des spé­cial­istes. Eh bien ils sont patients !

J’au­rais renon­cé à en lire plus si mon ostéopathe, qui est psy­chothérapeute à ses heures, ne m’avait dit que c’é­tait chez vous la trace d’un trau­ma­tisme infan­tile qu’elle nomme « carence de soin ». Alors j’ai continué.

Et je ne l’ai pas regret­té ! On avait la main lourde chez les Poitevin : « Et la pre­mière baffe arrivait de la main droite de la mère, suiv­ie d’une autre de la gauche, alors le père s’y met­tait aus­si pour un Pas­sage à tabac en règle ». Mais je crois que le pire, c’est cette humiliante moquerie qu’on vous a fait subir lorsque, pour la pre­mière fois, vous exprim­iez par d’am­ples hoche­ments de la tête votre pro­fonde émo­tion à l’é­coute de Rossi­ni : Non mais, regarde-le, cet imbécile !

Vous avez atten­du 64 ans pour dire à votre mère que vous aviez été « un enfant mal­heureux » ! Ce serait dérisoire si vous ne faisiez suiv­re cet aveu d’une let­tre où elle explique quelle dure jeunesse a été la sienne et com­bi­en elle avait dû s’en­dur­cir pour sur­vivre, en par­ti­c­uli­er pen­dant la Résis­tance. Elle retrou­vera une phrase qui se répé­tait jadis dans sa tête : « Je suis là, Chris­t­ian est là, la vie est belle ! » Ain­si votre com­bat avec les mots et la vio­lence qu’ils ne pou­vaient man­quer de vous rap­pel­er, ce rêve de silence et d’un « via­duc intact », et tout ce qu’ont crié vos autres livres, paraît trou­ver un peu d’apaisement.

À la fin, on vous con­naît depuis toujours.

image_pdfimage_print