Et soudain il m’a semblé,
Emporté par une telle frénésie
De ter­reur et de désir,
Que mon cœur éclatait en musique
Et que mon corps pre­nait feu.

                                      [ Soirée ]

 

Le nom de Fred­er­ic Prokosch est de prime abord un nom de romanci­er améri­cain. Le nom de l’auteur des Asi­a­tiques ou de Sept fugi­tifs. On ne le con­nais­sait pas poète. Prokosch l’a peu été, mais cela ne sig­ni­fie pas grand-chose en poésie, domaine où l’on peut être l’auteur d’un seul poème et être ain­si l’un des poètes les plus impor­tants de l’histoire de l’humain, depuis que nous avons cessé de manger de la viande crue à pleine dents. La poésie se fiche du règne de la quan­tité, du bruit des machines à laver lit­téraires. Elle par­le depuis l’intérieur du sacré. Elle par­le le lan­gage de la vie. La poésie est du domaine de l’être. On peut avoir écrit des romans, on est l’auteur de poèmes. De ce point de vue, que Prokosch soit un romanci­er ayant don­né un seul recueil de poèmes (à Lon­dres, en 1944, sous le titre de Lyrics) n’a aucune espèce d’importance.

Remer­cions les édi­tions de la Dif­férence qui, pour cette renais­sance, pour cette nou­velle série de la col­lec­tion Orphée, celle qui proclame que « La poésie est la pre­mière parole », nous don­nent à décou­vrir la poésie de Fred­er­ic Prokosch en ce vol­ume inti­t­ulé Ulysse brûlé par le soleil, et présen­té par Michel Bul­teau. Le poète était fort engagé con­tre la mode poé­tique de son époque, celle qui voy­ait dans l’expérimentalisme une sorte de voie unique à suiv­re. Cela Prokosch le refu­sait, argu­men­tant en faveur d’une poésie lyrique, reliée au lan­gage pre­mier de l’homme, la Parole égarée du mythe. La poésie est ici une révolte voulue con­tre la déca­dence, ou ce que Prokosch iden­ti­fie comme telle et les formes expéri­men­tales de la poésie lui parais­saient comme étant par­tie prenante de cette déca­dence, non un déclin de la poésie mais bien la déchéance de l’homme. Déca­dence de l’homme et déca­dence de la poésie sont ici intrin­sèque­ment liées, l’homme et la poésie étant insé­para­bles. Le poète dit l’état de l’être de l’homme. Et Prokosch s’oppose à ce que l’homme devient.

 

Le boule­vard

 

La mort, mais pas seule­ment la mort,
A porté la peur à un tel degré
Que la mort elle-même s’est arrogée de nou­velles attitudes :
          elle frémit, elle con­voque, elle salue : elle est pour
          nous une soif et un opi­um : nous la désirons : c’est
          la mort qui

 

A jeté une ombre et badigeonné
De traits de lumière pla­tine les visages
Sur le boule­vard, tan­dis qu’ils regar­dent d’un côté et d’autre,
          les chaus­sures en daim et les soieries dans les vitrines
          et l’interminable défilé des vis­ages masqués, chacun
          guet­tant un ultime

 

Regard de désir, un regard
Momen­tané, intense, rapi­de comme le tigre,
Chaud comme les Indes, d’une exac­ti­tude mathématique
          ayant la grâce du daim le soir, naseaux trem­blant sur
          les eaux du ruisseau

 

Tout ce qu’ils voient, tout
Ce qu’ils font, soit dans le silence d’une mansarde
Enfumée don­nant sur la riv­ière, soit dans un bar près des
          docks éclairés au gaz, soit dans les soli­tudes huppées
          han­tées par Bach dans une salle de concert

 

Est une fuite per­pétuelle : fuite
De soi, de la cul­pa­bil­ité, de la peur de la mort
Dans la mort. Un impérieux désir ardent d’anéantissement
          enjôle tous ceux qui ont per­du les repères. Oui,
          longtemps après minuit

 

Je les ai vus, j’ai vu
Leurs vis­ages, moites et à peine éveil­lés comme ceux
Des enfants, descen­dant la rue dans le rit­uel sans fin du
          sac­ri­fice de soi aux dieux de notre civil­i­sa­tion, dieux
          de vengeance, sere­ins et sans visages. 

 

Trop tard pour eux. Tard
En vérité pour nous tous, qui nous tapis­sons à l’orée
D’un mys­tère lente­ment éclair­ci. Le désert soupire, et les
          sirènes vig­i­lantes appel­lent dans le brouil­lard. À la
          fin nous com­prenons. La lutte a com­mencé. Tout ce
          que nous pou­vons faire est d’attendre.

 

C’est bien d’une lutte dont par­le le poète, c’est bien d’un com­bat dont il s’agit, com­bat pour la sauve­g­arde du Poème, de la Parole poé­tique ; com­bat pour l’homme en tant que mail­lon du Poème et non de la chaîne de l’abrutissement. Un com­bat qui est de toutes les épo­ques comme de toutes les actu­al­ités, du temps d’Ulysse comme du nôtre. Tous les poètes, en ce com­bat, sont Ulysse et tous com­bat­tent sous les murailles de Troie. Il faut être fort éloigné du cen­tre de l’humain pour ne pas saisir cela.

C’est pourquoi Prokosch n’a pas peur d’écrire de longs poèmes lyriques, un extrait d’élégie ici :

 

Ô, rap­pel du passé
Qu’il devi­enne clair
Afin que tous le craignent
Sur­gi du sang et de la fièvre
De notre esprit passionné
Et à jamais stérile
Tant de spectacles
Dont l’homme se souvient
Ceux de la beauté, de la musicalité
Des corps sou­ples et élancés :
Et en déduit : comment
Dans cette tête bien pleine
De telles cru­autés reposent
Comme dans l’éternité
Elles firent couler le sang vil
Elles aplatirent nos villes argentées
Et les cou­vrirent de bois.

 

Prokosch se préoc­cupe de beauté et de sagesse. La quête du devenir d’un homme. Une déf­i­ni­tion de la poésie. On ne s’étonnera donc pas d’apprendre que tout au long de sa vie le poète a pub­lié de rich­es et petites pla­que­ttes de poésie, des poèmes d’Auden, Yeats, Eliot… Les poèmes que ses amis lui con­fi­aient. Il aimait aus­si jouer avec le réel, met­tant de fauss­es anci­ennes pla­que­ttes, dit la rumeur, en vente sur le marché des beaux livres… Prokosch, le poète qui savait com­bi­en vivre est un Jeu. De la sim­ple poésie.

 

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