Une nouvelle anthologie consacrée à Jean-Pierre Faye

 

J’ai tou­jours aimé les antholo­gies, quitte après lec­ture, à en dénon­cer les lim­ites. Même celles con­sacrées à un poète qui con­stituent une sorte de rat­tra­page à l’usage de ceux qui n’ont pas suivi régulière­ment l’œu­vre d’un auteur. C’est le cas de celle aujour­d’hui réservée à Jean-Pierre Faye, Poèmes 1939–2013, que j’ai reçue avec curiosité. Je sais que Jean-Pierre Faye est l’un des grands poètes du XXème siè­cle mais j’avoue, à ma grande honte, n’avoir lu de lui que quelques poèmes ren­con­trés au hasard des revues (dont on ne dira jamais assez le rôle essen­tiel qu’elles jouent dans la lit­téra­ture de créa­tion et, plus par­ti­c­ulière­ment, la poésie). J’ai beau remuer mes sou­venirs et explor­er dés­espéré­ment ma bib­lio­thèque, pas un recueil de lui ! Il est vrai que je me suis intéressé pri­or­i­taire­ment aux génies de ce siè­cle (Aragon, Bre­ton,     Élu­ard, Hik­met, Maïakovs­ki, Neru­da…) et aux mécon­nus, aux oubliés, aux incon­nus… J’en ai donc lais­sé beau­coup de côté ! Bref, retour à l’an­tholo­gie que pub­lie aujour­d’hui Nass­er-Edine Boucheqif à l’en­seigne des édi­tions Poly­glotte dans la col­lec­tion Au-delà des Rives.

    Cette antholo­gie est très com­plète (mais je ne peux pas la com­par­er à celle pub­liée en 2010 aux édi­tions L’Act Mem) : intro­duc­tion de N‑E Boucheqif, choix qui va de 1939 à 2013, sept arti­cles d’au­teurs (et non des moin­dres ) qui ont lu les poèmes de Jean-Pierre Faye, une biogra­phie et une bib­li­ogra­phie. C’est dire que le lecteur néo­phyte trou­ve là matière à combler son igno­rance. Le choix qui cou­vre toute une vie (à la date de paru­tion de ce livre ) com­prend des inédits anciens et d’autres plus récents. Douze recueils sont ain­si représen­tés par une sélec­tion de textes. Mais aus­si six non repris dans la bib­li­ogra­phie : le lecteur peut ain­si se faire une idée pré­cise de l’évo­lu­tion de l’écri­t­ure du poète… En 1972, Geneviève Clan­cy pub­li­ait Fête couchée dans la col­lec­tion Change chez Seghers/Laffont. En qua­trième de cou­ver­ture, Jean-Pierre Faye écrivait de ce livre qu’il ren­ver­sait le lan­gage et le bri­sait, “dans une syn­taxe soumise à une sin­gulière et révo­lu­tion­naire sub­ver­sion”. Curieuse­ment, à lire cette antholo­gie, on sent à la fois une prox­im­ité et une dis­tance par rap­port à cette réflex­ion. C’est que l’écri­t­ure de Faye a évolué sans rien renier de sa volon­té révo­lu­tion­naire et sub­ver­sive quant à la poésie. Ain­si dans les années 40, Jean-Pierre Faye sem­ble influ­encé par la forme du son­net. Le Figu­ier est un poème de quinze vers, non rimés et de mètres dif­férents dis­posés en deux qua­trains et deux ter­cets, ter­miné par un quinz­ième vers isolé. On peut penser au ” son­net quin­zain ” d’Al­bert Samain, d’au­tant que ce quinz­ième vers ressem­ble au vers médail­lé dans la mesure où il fait écho, par sa struc­ture, au troisième vers du dernier ter­cet. On trou­ve aus­si dans ces années des poèmes qui tour­nent autour des qua­torze vers et même avec Orphée 1 un son­net rimé en vers réguliers (de 9 syl­labes )… Mais, dès Ver­res (1977), le poème des­sine des formes géométriques par l’ar­tic­u­la­tion sur la page de la mas­siv­ité des groupes de vers  (pp 77–85) ; le texte de Bruno Cany (pp 355–359) décrit bien ce moment de l’œu­vre de Faye… Cepen­dant  l’évo­lu­tion ne s’ar­rête pas là, elle quitte peu à peu le for­mal­isme pur et dur pour renouer avec une cer­taine forme de lyrisme con­trôlé où des kaké­monos de vers flot­tent dans l’e­space de la page. Dans les poèmes récents, on remar­que une ponc­tu­a­tion qui se joue des codes lin­guis­tiques et des habi­tudes pour mieux frag­menter le phrasé ; mais, c’é­tait déjà le cas au début des années 80 (je retrou­ve dans le n° 5 de Jun­gle des poèmes ain­si ponc­tués)… Tout ce qui vient d’être dit, l’est bien grossière­ment, bien hâtive­ment car on ne résume pas en quelques lignes plus de cinquante années d’écri­t­ure poé­tique ou plus de 330 pages de poèmes… Comme l’écrit d’ailleurs Odile Hunoult : “Il n’est pas tou­jours facile de suiv­re cette poésie passée par le chas de l’in­tel­li­gence, tis­su plutôt que dis­cours. […] c’est une poésie qui se lit lente­ment. ” Ces mots écrits ( p 370 ) à pro­pos d’Éclat rançon (2007) s’ap­pliquent par­faite­ment à la présente anthologie.

    Évo­lu­tion et per­ma­nence… Alors que je n’ai fait qu’­ef­fleur­er ce qui fait l’o­rig­i­nal­ité de la poésie de Jean-Pierre Faye, il me faut soulign­er l’im­por­tance des textes cri­tiques qui ter­mi­nent, ou presque, cette antholo­gie. Certes il faut lire atten­tive­ment cha­cun d’en­tre eux. Mais je pense que l’ar­ti­cle d’Anne Mala­prade, Langue de poésie : opéra­tion de change, (pp 374–379 ), dans la mesure où il passe en revue plusieurs livres de Faye, cerne par­faite­ment la sin­gu­lar­ité de l’écri­t­ure de Jean-Pierre Faye et con­stitue par là une excel­lente intro­duc­tion à la lec­ture de ses poèmes. Il faudrait tout citer ; mais je me bornerai à quelques bribes pro­pres à éveiller (me sem­ble-t-il)  l’in­térêt et la curiosité du lecteur : “L’ensem­ble de la langue française est mis sens dessus dessous, dis­lo­qué, déboîté” (p 374 ) ; “Un même son, orthographié dif­férem­ment, peut ren­voy­er à des sig­ni­fi­ca­tions divers­es” ( p 375 ) ;  “Pour décrire l’en­vers de la langue, l’usage d’une ponc­tu­a­tion dif­férente per­met de couper des blocs de mots selon des lois inédites” ( p 377 ) ; etc. Oui, cette antholo­gie restera comme un événe­ment dans le petit monde de l’édi­tion de poésie et il faut en remerci­er Nass­er-Édine Boucheqif.

Lire des poèmes de Jean-Pierre Faye dans Recours au Poème :

https://www.recoursaupoeme.fr/essais/la-po%C3%A9sie-de-jean-pierre-faye/ne-boucheqif

 

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