Long poème en prose. Poésie et poli­tique. Poésie poli­tique. Mais pas sous forme de chant de lutte, de can­to d’e­spoir, de grand fleuve pro­gres­siste. Bien qu’il y ait un fleuve, un tout petit, à échelle humaine, mais dont le nom résonne avec le vaste monde : l’Hudson.

L’île de Man­hat­tan est le bout du voy­age, vais­seau échoué sur son fond et qui a les grat­te-ciel pour gréements.Végétation de métal surgie de la terre. Les pas­sants fur­tifs qui entrent dans les mag­a­sins, qui mon­tent et descen­dent sur les escaliers mécaniques ou dans les ascenseurs crevant les nuages, obnu­bilés qu’ils sont par les soubre­sauts de la Bourse, par cette frénésie finan­cière inces­sante, n’ont pas d’yeux pour elle. Aucun ne tourne ses regards vers le fleuve où les barges rouil­lées char­ri­ent les gra­vats d’im­meubles détru­its pour que d’autres s’élèvent à leur place(…)

Libanais vivant à Paris, Issa Makhlouf a été con­seiller spé­cial aux affaires cul­turelles dans le cadre de la soix­ante-et-unième ses­sion de l’Assem­blée Générale des Nations unies : c’est là qu’on éval­ue les séismes, les famines et les guer­res à l’aune des intérêts des grands États. Par cer­tains côtés, ce livre ressem­ble à une chronique, cinq saisons de l’été au deux­ième été. En fait c’est une longue fan­taisie pour piano : main droite New-yorkaise, cas­sante, vio­lente ; main gauche intérieure, médi­ta­tive, lyrique, la beauté des femmes, et des lisières, des con­stel­la­tions. Tout au long de ces pages, ce sont de ver­tig­ineux allers-retours entre le Macro­cosme et les micro­cosmes, l’as­censeur de la pen­sée et des sens.

L’au­teur abor­de la « ville debout » de façon très con­crète, il regarde les stat­ues, les bassins, il dévis­age les halls et les vit­rines de bijoutiers. Il n’évite pas Ground Zero, ce non lieu qui rap­pelle le matin où les miroirs du rêve améri­cain ont lâché. Résumé ain­si, on pour­rait croire à un com­men­taire qui agré­mente le défilé des 873 pho­tos de notre week-end en famille à NYC !

Mais Issa Makhlouf ne regarde pas où il faudrait : J’ou­vre les yeux sur le sang de la ville, com­mence-t-il par écrire. Je sais (…) que la civil­i­sa­tion représente à tes yeux bien autre chose que ces bureaux de verre bâtis sur l’orgueil du ciment et du fer (…). Ce n’est pas un livre de caresseur de stèles, c’est la vie qu’il regarde, dans toute sa pro­fondeur char­nelle et historique :

Ce sont les esclaves qui ont con­stru­it l’Amérique. Mais l’esclavage n’est pas né sur son  sol. Il est venu avec les fleuves et l’eau des océans, dans les veines des hommes. Les pyra­mides d’É­gypte ont été con­stru­ites par des esclaves elles aus­si. Les civil­i­sa­tions humaines ont besoin d’esclaves pour se con­stru­ire, besoin de guer­res et de sang.

Ce n’est pas un point de vue occi­den­tal, mais pas non plus anti-occi­den­tal, c’est un regard libre, qui embrasse large sans jamais per­dre le con­tact. La sculp­ture d’Hen­ry Moore sur l’e­s­planade de l’ONU, il la voit indif­férente aux res­pi­ra­tions de la nature qui l’en­toure, préoc­cupée d’elle-même, nar­cis­sique. Ce que l’U­nivers immense gardera de nos rêves de « sub­lime » échafaudés depuis la Renais­sance ! Une vision du monde vivante et viv­i­fi­ante, sans illusions :

Marchands ambu­lants et fumets de vian­des rôties au voisi­nage de l’église Saint-Patrick dans la Cinquième Avenue. Fidèles d’un côté, men­di­ants de l’autre. Vendeurs de chèques en or. Les ban­ques de Wall Street ouvrent leurs portes en même temps que les églises.

Ça, c’est pour la main droite. La gauche nous offre une lyrique et poignante digres­sion sur la beauté de Béa­trice, en clô­ture du pre­mier été. En par­faite symétrie avec l’évo­ca­tion de « la dame à l’alzheimer »,  la mère de l’au­teur, qui ouvre l’hiv­er. Mais qu’ad­vien­dra-t-il de ses cheveux épars, de l’é­clat de ses yeux, du frémisse­ment de sa lèvre ? crie Dante en pen­sant à Béa­trice livrée aux désirs de l’homme riche qui vient de l’épouser. Le lisant comme le lurent peut-être ses pre­miers lecteurs, Issa Makhlouf ravive le livre fon­da­teur : Il y a des livres que nous ne lisons pas seule­ment mais aux­quels nous nous con­fes­sons. On pour­rait appel­er cela un regard d’en­fant, un regard lavé.

Mais, loin de tout prim­i­tivisme, il réflé­chit aus­si sur l’acte de se sou­venir, de con­sid­ér­er ce qui fait par­tie du « pat­ri­moine ». Un exem­ple, les pho­togra­phies de vic­times des attentats :

La pho­togra­phie ne touche pas le nerf de la douleur et de la mort (…) C’est qu’il est malin le corps blessé ! (…) Nous nous trou­vons devant un tableau de la mort peinte avant et après, ou d’une chose plus ter­ri­ble encore : devant ce que cela sig­ni­fie que de rester en vie à‑moitié en vie, avec un corps dimin­ué et bran­lant, qui a tout d’un cri esseulé dans la nuit.

Cette pho­togra­phie, dont regor­gent nos palais, nos maisons, nos pier­res tombales (l’oeu­vre de Chris­t­ian Boltan­s­ki en explore obses­sion­nelle­ment la folie), inven­tion par excel­lence de la moder­nité occi­den­tale, emblème d’un rap­port au réel à la fois pré­da­teur et man­quant tou­jours sa cible :

Quand l’homme blanc a mis le pied sur le con­ti­nent loin­tain, le soleil et les étoiles ont dis­paru (…) Les con­quérants ont pris l’or et les indigènes ont gardé le secret (…) 

Mais, je le répète, ce con­stat sans illu­sion ne verse pas dans la poésie mil­i­tante. Pas plus dans le cynisme ou le fatal­isme. Il suf­fit de pren­dre un peu de recul. Viens, fais deux pas en arrière, stop, pas plus loin. Regarde main­tenant, comme cette torche qu’on dit éclair­er le monde est petite, et quelle obscu­rité recèle son coeur. Écoute surtout, ne manque aucune des voix que cette marge t’of­fre d’en­ten­dre… Fais comme moi, cale-toi con­fort­able­ment entre les pages blanch­es d’un calepin qui sont mes uniques cartes à jouer. Ne sommes-nous pas les sim­ples instru­ments de l’his­toire que nous racontons ?

Il est tou­jours risqué de jeter des ponts entre des œuvres, en voici un cepen­dant. Par­lant d’une femme enceinte à la ter­rasse d’un café de Soho, Issa Makhlouf écrit :

Le plaisir sex­uel est une récom­pense de la nature à ceux qui la ser­vent en assur­ant la con­ti­nu­ité de l’espèce.

Pro­pos qui, à Paris comme à NYC, déton­nent… Et me rap­pel­lent un natif d’É­gypte qui vécut en Ital­ie, Ungaret­ti. Il écrivait en 1919, dans le poème Luc­ques : « À présent que je con­sid­ère, moi aus­si, l’amour comme une garantie de l’e­spèce, c’est à la mort que je songe ». Il ne vont pas nous faire la morale au moins ! À nous, invités du prince Propéro (celui de Poe), enfer­més dans notre bunker fes­tif ! Et ce mot de « nature », devenu tabou pour quiconque passe son brevet de moder­nité… que veut-il dire ce mot ? Que celui qui l’énonce place l’homme sur terre, lui déni­ant la posi­tion de petit dieu à laque­lle le XXème siè­cle et ses grat­te-ciel lui ont fait croire.

Le livre d’Is­sa Makhlouf se ter­mine par ces mots :

Si seule­ment, à l’heure de sa mort, l’être pou­vait se dis­soudre dans l’air et le bleu du fleuve l’emporter vers les rêves lointains !

 

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