L’échappée

 

Enfant, cer­tains ciels ont affiné mon optique.
Arthur Rimbaud

1871.
R. pho­tographié par E. Carjat.

 

Un men­ton bien appuyé, certes, mais qui se fond dans l’o­vale du vis­age; des sour­cils de femme, comme dess­inés au cray­on; des cheveux tail­lés par un courant d’air, un nez dis­cret et des yeux qu’om­brage la lumière en abon­dance dans l’ate­lier de Car­jat: c’est Arthur Rim­baud fix­ant un point, très loin du pho­tographe bricolant ses effets sous la jupe noire de l’appareil.

Rim­baud n’est pas là – ou plutôt: il est exacte­ment là où il regarde, l’âme ne fig­ure pas sur la pho­togra­phie. Au moment du déclic, l’ange juché sur ses épaules s’en­v­ole sans un bruisse­ment d’aile, empor­tant le poète avec lui et lais­sant au por­trait la car­casse, l’oeil sucé par la lumière.

Prenez un garçon encore pub­ère, ou à peine sor­ti de sa puberté, ôtez-lui son père, met­tez-lui une mère et des volées mémorables, ajoutez un frère, deux soeurs, la piété dont il n’au­ra que faire et qui l’en­tour­era toute sa vie, et, si vous êtes cru­el, dotez-le de génie puis, par-dessus tout, d’un sens du tra­vail qui ali­mentera ce génie: si cet homme n’est ni interné dans un asile de fous, ni crim­inel ou détraqué, il posera, d’un oeil oblique, devant Éti­enne Car­jat, s’ap­pellera Rim­baud, et on l’ou­bliera, même et surtout à tra­vers ses écrits, en en faisant des ali­bis, des pièces à con­vic­tion. Pour­tant, beau­coup d’en­tre nous ont été cet enfant qui se hâte, sous la pluie de jan­vi­er, à la recherche d’un porche, d’un abri, s’asseyant ici ou là puis sor­tant de son sac une pomme mor­due la veille, toute desséchée, dont le goût a fané, et qu’on croque jusqu’au trognon jusqu’à se faire saign­er les gen­cives. Ce petit pris­on­nier de dix ans qui, éle­vant son livre vers la lumière d’une lampe à pét­role comme on élève un rem­part de papi­er, suit des yeux d’autres êtres, d’autres mon­des, et se for­mule déjà un ailleurs. Il part, en un sens. Rim­baud est déjà par­ti. Sa car­casse figée dans une pos­ture, dès le temps de pause, avant que Car­jat croie tenir Arthur. Le bain argen­tique révèlera deux abîmes, deux prunelles faméliques. Le col, la veste, la chemise sont plus vivants que ça.

Car­jat est un bon­homme aux sour­cils fron­cés, hap­pé par le tra­vail et ce qu’il peut représen­ter sociale­ment; ce grand front dégagé pense, même si des idées se per­dent par­fois dans les boucles brunes et argen­tées, les petites oreilles au scalpel et la bar­bi­che en pointe lui don­nant un air de dia­ble. Il est vêtu d’habits noirs qui tombent sur lui comme un drapé, et quand il bra­conne des images des plis se for­ment autour de ses bras. Ses mains manient des étin­celles. Quand il déclenche, il demande à son mod­èle de blo­quer sa res­pi­ra­tion, il lui coupe le souf­fle comme d’autres coupent l’herbe sous le pied: là, il peut cap­tur­er une essence, un flu­ide, la note qui défini­ra le par­fum. Mais d’un être haut, qui vous prend et vous rejette, dont les traits esquis­sent les deux déserts tra­ver­sés, celui de la vie lit­téraire et celui d’Abyssinie, que voir sinon l’oeil oblique, l’ap­par­ent désor­dre des cheveux ou bien seule­ment, sim­ple­ment, une intel­li­gence passée de l’autre côté?

Il y a une hyp­nose sourde, secrète, dans l’acte de fix­er une vue. Là où Rim­baud est rivé à un niveau céleste, comme si le ciel eût été dis­cern­able dans l’ate­lier du pho­tographe, Car­jat ne trem­ble pas, passe sa tête sous la jupe noire de la cham­bre et, bricolant ses effets il peint avec la lumière, il nage dans son art, à la fois très clair et très obscur. Arrivé à ce point, il con­state que la lumière qui lui parvient et l’au­ra du sujet se dis­putent. D’où la sat­u­ra­tion, l’au­ra et la lumière mêlées, d’où l’om­bre blanche sor­tie de la cam­era obscu­ra. L’ap­puie-tête dis­simulé, ce que l’on cherche en pre­mière inten­tion dans ce por­trait fig­u­rant ou défig­u­rant Arthur Rim­baud, c’est le regard, vers où il porte, à quoi il fait écho. L’oeil est l’or­gane prin­ci­pal chez Rim­baud. Il écrit d’abord avec les yeux, la main en est le pro­longe­ment différé.

Un por­trait réus­si du poète aurait été un car­ré de ciel bleu, pris à plusieurs moments de la journée, jusqu’au soir, quand les nuages s’y poussent, défrichent un chemin cahotant, étirent leurs mus­cles tachés d’or, et qu’une pas­sante fait marcher sa robe d’azur aux plis insond­ables et tourne, à l’an­gle d’une rue, un soleil sur la poitrine. Ou un ciel pau­vre, allant nu, sans joy­aux, un morceau de ciel tout blanc, pris­on­nier de deux collines, par jour de froid, d’en­gelures, un de ces ciels qu’écriv­it Baude­laire, sous lequel ira Rim­baud, comme l’en­fant de jadis, avec une âme trop grande pour un seul corps, d’où l’échap­pée: celui qui arrête de regarder et décide de voir

 

 

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