Jamais on ne se baigne plus d’une fois dans le même sang. Le corps s’estompe et à l’instant, lui seul existe. Comme la mer, comme la mer. Et il n’y a aucun sauveteur
S’est-elle écriée jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que cri ?

Liat Kaplan

 

Com­ment met­tre fin aux choses qui n’ont pas de fin ?
Tuvia Rubner

 

Il n’est pas fréquent de fer­mer les pages d’une antholo­gie de poésie en pleine con­science d’avoir lu un très grand livre. Et de se dire que si un livre de poèmes devait recevoir un prix lit­téraire cette année, ce devrait être ce livre-là. Tout en pen­sant aus­si que la paix approcherait – peut-être – si le même genre de livre parais­sait de l’autre côté du mur séparant israéliens et pales­tiniens. Un col­lec­tif de poètes israéliens cri­tiques du com­porte­ment poli­tique d’une par­tie d’Israël asso­cié à un col­lec­tif de poètes pales­tiniens et arabes tout aus­si cri­tiques du com­porte­ment poli­tique d’une par­tie de la Pales­tine. Un livre/pendant traduit et pub­lié lui-aus­si avec l’aide du Cen­tre Nation­al du Livre français. Recon­nais­sons-le : ça aurait de la gueule. Une sorte de « gueule anti-idéologique ». C’est-à-dire poé­tique, par essence. Une avancée con­crète dans le domaine de la civilisation.
D’un burin de fer est en effet un ensem­ble poé­tique et poli­tique, cri­tique d’Israël en tant qu’Etat en guerre, présen­tant « Vingt ans de poésie israéli­enne engagée. 1984–2004 ». De quoi con­duire tout lecteur français à sérieuse­ment rel­a­tivis­er les petites péti­tions bour­geois­es à la mode. Ce petit effet, ici, ne serait déjà pas si mal. Un plus grand effet, là-bas – une écoute apportée aux poètes – ce serait encore mieux. Quelque chose d’un mir­a­cle, sans doute, dans les deux cas.
Sylvie Ger­main donne une pré­face indi­quant le ton du vol­ume, sous le titre de « Poètes objecteurs » : « Les poètes fig­u­rant dans cette antholo­gie ne siè­gent pas au banc d’un tri­bunal, ils ne for­ment pas une assem­blée de juges mais une con­stel­la­tion d’hommes et de femmes qui dénon­cent, dans la colère et la douleur, les exac­tions com­mis­es dans leur pays – auquel ils demeurent pro­fondé­ment attachés – con­tre la pop­u­la­tion pales­tini­enne » (…) « Cha­cun se tient debout à la barre du lan­gage, à la fois témoin à charge con­tre son pro­pre peu­ple aimé et réprou­vé, et scribe d’une âpre lucid­ité, armé d’un burin de fer ». Et plus avant : « Ils par­lent dans leur langue, celle de leur pays, de leur peu­ple, pour dénon­cer l’injustice et la vio­lence infligées par cer­tains des leurs aux Pales­tiniens, leur peu­ple frère si trag­ique­ment enne­mi ». Un fort beau texte de l’écrivain pour ouvrir une très belle et forte antholo­gie orchestrée en 9 par­ties par la poète israéli­enne Tal Nitzán. Chaque par­tie porte comme titre un vers de l’un des poèmes retenus. L’ensemble a d’abord paru en 2005 en hébreu et à Tel Aviv, et est accom­pa­g­né de dessins à la fois évo­ca­teurs et beaux de Rachid Koraïchi.
En une telle affaire, il con­vient de suiv­re le chef d’orchestre et de don­ner la parole aux poèmes, par­tie par partie.
L’opus, qui com­porte une cen­taine de poèmes, s’ouvre sur « Et le pays ? Le pos­séderez-vous en entier ? », où l’on peut lire Rami Dizani :

Je pleure car mon peu­ple n’a pas de cœur pour pleurer :
je vous ai vus dans votre laideur, igno­bles dans votre arrogance
une foule assem­blée, une pré-nation
– nation dépourvue d’hommes-frères, d’unité, de compassion,
dépourvue d’amour humain.
Ma patrie, dont je porte la honte, m’est dev­enue étrangère
et je suis devenu étranger à mon peuple
je suis hargneux et querelleur
fielleux et vain­cu. Dégoûté de moi-même.

Vous êtes revenus d’exil au pays aban­don­né de vos ancêtres
– et vous chas­seriez les rescapés de l’épée ?
Vous vous êtes fiés à votre épée, avez abondé en atrocités,
vos oreilles refusent d’entendre la clameur des dérobés
– Et le pays ? Le pos­séderez-vous en entier ?

Et voilà que vos jours arrivent.

(Pleur­er le pays aimé)

Ou bien Dotan Arad :

a.

Des âmes palestiniennes
dansent sur mon balcon,
face au crois­sant blanc
elles dansent sans se toucher
respec­tant la dis­tance du rejet
lais­sant des traces blafardes
sur le carrelage

Salam Aleik­oum
Aleik­oum Salam
(trois fois)

Des âmes palestiniennes
se tien­nent der­rière le mur
et en cherchent les fissures

b.

Des âmes palestiniennes
se cachent dans ma maison
der­rière les meubles
Le lessi­vage des mots n’arrive pas
à effac­er leurs traces
sur la chaux
leur valise sont sur leurs genoux
elles atten­dent un signal.

c.

Des âmes de Pales­tiniens s’épaississent
                                     se multiplient
se bro­dent en secret
en com­bi­nat des lettres
de mots radiophoniques.
Et voilà que devant moi
sans chair ni sang
sans os ni mains
sans keffieh
elles me décla­ment des paroles en arabe classique
et jouent sur les cordes de ma conscience.

Je les emmène faire un tour au jardin.
N’oubliez pas de tailler le cerisier
et ne vous installez pas sous la vigne
                                  dans une pré­ten­due sérénité
cette mai­son est bâtie sur des voûtes
                                faites attention
refoulez tous vos rêves
à la hache
et ramassez l’écorce des mots
de par terre

de peur que vous soyez con­damnés à l’exil.

(Ames pales­tini­ennes)

La par­tie suiv­ante s’intitule « L’arrogance de notre auto-destruc­tion ». On peut y lire Maxime Guilan :

je vois l’ennemi partout. Même en moi.

(En pays enne­mi)

ou bien Nathan Zach en son Petit poème aux sol­dats morts au champ d’honneur, qui fait penser à la Let­tre à l’enfant mort de Jeanne Cat­ulle Mendes, let­tre écrite peu après la pre­mière guerre mondiale :

Quel bon­heur d’être débar­rassé de toi,
de tes remontrances
de tes exi­gences bruyantes,
de tes har­cèle­ments constants,
de ce dog­ma­tisme bien pensant
ne recon­nais­sant que ses pro­pres valeurs,
ayant tou­jours raison,
se justifiant,
ne s’arrêtant jamais,
ne ces­sant jamais,
des années après que je fus,
des années après que je vécus,
quand il n’y aura plus personne
que j’aurai con­nu de ma vie d’homme
et aucune femme
dont le corps aura couché avec mon corps.

La grandeur du futur dans la gorge,
elle ques­tionne, elle répond,
les hor­reurs du passé à ses pieds
et les yeux tournés vers les cieux
elle exige des condoléances
elle hurle à l’aide
alors qu’elle écrase d’un pied de fer
tout ce qui est sur son chemin,
tout ce qui s’offre à elle,
tous ses fils défunts,
quel bon­heur d’être débar­rassé de toi, patrie.

Suit alors ce « fruit » qui « meurt avant l’arbre », et ce poème de Tuvia Rubner :

Ce n’est pas ce que nous voulions, non, pas ce que nous voulions.
Que sommes-nous sans eux et pour quoi ?
Ce n’est pas ain­si que nous pen­sions, que nous voulions, non,
pas ce que nous voulions
qu’ainsi la terre dévore.

Il y a bien de la vio­lence, de la souf­france. Cette poésie s’ancre dans un réel qui nous échappe en par­tie, vu d’Europe occi­den­tale, qui échappe du moins à ceux qui ne con­nais­sent pas char­nelle­ment les autres mon­des que celui dans lequel nous vivons (le tourisme ne fait pas chair).

Lève-toi et sors
de cauchemar en cauchemar

(Arraché, extrait)

écrit Tal Nitzán
et plus loin, Dvo­ra Amir :

L’âme est une forêt noire
L’âme est une pierre sus­pendue entre deux mondes
Sur le levi­er d’un puits.

(Bal­lade pour un vieil­lard pales­tinien, extrait)

C’est l’être même de l’Homme qui est de nou­veau, dans un con­texte juif, mis en question. 
C’est que :

Ici les fils meurent avant les pères

(Asber Reich, Le cœur obser­va­teur, extrait)

La vio­lence, la guerre. Et cette qua­trième par­tie du vol­ume (Et les mains – Les mains des sol­dats) dans laque­lle on peut par exem­ple lire un instant de Shaï Dotan :

Un instant seule­ment. Je veux
hurler. J’ai tiré sur lui. Il avançait,
le vis­age sus­pect. Qui pou­vait savoir que ses poches
étaient vides, que son sac était plein de vêtements.

Il se peut qu’il n’ait pas eu de per­mis de travail,
qu’il ait trans­gressé une fois la fron­tière. Peut-être n’a‑t-il pas entendu
mes mains qui cri­aient, le sang
bat dans la poitrine, frappe les tempes.

Il arrive qu’il se lève dans mon sommeil
dur comme du plomb, vide comme le vent
et il me dit : tu m’as tué, je ne savais pas
que tu étais de cette trempe.

Évidem­ment, c’est très déli­cat à faire com­pren­dre en Europe actuelle­ment mais dans la guerre ce qui est dur à vivre, ce n’est pas de ris­quer d’être tué. Cela génère seule­ment de la ter­reur. Non, ce qui est dur c’est d’avoir à tuer. Et ce poème est en quelque sorte uni­versel, en ceci qu’il porte en son sein la souf­france uni­verselle de ceux, là comme ailleurs, qui se sont trou­vés en sit­u­a­tion d’avoir à tuer. Un « avoir » qui arrache du réel, vio­lem­ment, l’être intérieur. Un peu comme si l’on arrachait d’un coup la peau et la chair d’un os.
La guerre est, en ces pages, omniprésente, ain­si en cette cinquième par­tie, Et si c’est un enfant, sera-t-il ramassé ? :

Pilote, la prochaine fois que tu tournoieras
dans ton hélico,
au-dessus de Jenin
pense aux enfants
et pense aux vieilles
des maisons que tu bombarderas.
Étends une bonne couche de chocolat
sur ton mis­sile et
essaie de bien viser
pour que, dans leur mémoire,
le sou­venir reste doux
quand les murs s’écrouleront.

(Aharon Shab­taï, Au pilote)

Celui qui arrache la mai­son d’un homme, six­ième par­tie, le dit autrement, sous la plume du même poète :

J’ouvre le frigo
et je vois un petit pain qui pleure,
un morceau de fro­mage qui saigne
un radis for­cé à pousser
sous les chocs électriques
et les coups de poings.
La viande dans l’assiette
évoque un placenta
jeté au bord du poste de con­trôle routier.

J’ai vis­ité un village
où les poules pondent
des œufs en pierre,
où le pain est cuit
dans des maisons meulées
où les yeux des gens
s’épient entre les dents
et où seules les souris sont en liberté.

Et ces regards sur le pays, dans la sep­tième par­tie, inti­t­ulée Chantez nous des chants de Sion, sous la plume de Rony Someck :

Que le cerveau soit le chef d’état-major du corps
Que le corps cache le désir dans la cav­ité de son sexe
Que le sexe mouille les lèvres du prisonnier
Que le pris­on­nier soit une dent cassée dans la bouche de celui qui a crié l’ordre
Que l’ordre ne con­naisse pas de frontière
Que la fron­tière soit ten­due comme une chaussette
Qu’une chaus­sette soit muette
Que la mutité démêle les fils des bobines des mots
Que dans le cerveau les mots soient blo­qués comme une barrière
Et que der­rière eux il n’y ait plus rien à dire

(Que…)

Ou dans l’avant-dernière par­tie con­sacrée aux « choses qui n’ont pas de fin » :

Ronces et chardons,
ronces et chardons,
tout le pays ne sera que
ronces et chardons, ronces et chardons
voraces, sur la terre de mon peuple
ronces et chardons s’élèveront.

Le péché de Judas fut écrit d’un burin de fer,
d’une plume de chardon.

Les derniers poèmes, signés Yehu­da Ami­haï et Ash­er Reich, por­tent sur Ce qui pour­rait encore être réparé.
D’un burin de fer est plus qu’une sim­ple antholo­gie, plus qu’un livre engagé (dont on n’oubliera pas qu’il a été pub­lié dans un pays où cri­ti­quer la poli­tique du gou­verne­ment est pos­si­ble), c’est un grand livre de poésie.
 

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