On se sou­vient de lui, vrai­ment il était irréel:
on l’entendait venir de loin,
avant qu’il soit entré, avant qu’il ait ouvert la porte,
on entendait le bout métallique d’une canne d’ébène,
les bruits de fers à ses semelles, un frois­sis de vêtements;
tou­jours en bonnes chaus­sures, et pareil pour les habits,
et par­fois il pas­sait même en queue de pie.

Il appor­tait des présents envelop­pés de cellophane,
mais, avant cela, des mois durant, peut-être des années,
il pas­sait dans la rue, cravaté
et cha­peauté dif­férem­ment, il regardait
vers notre fenêtre, vers notre ficus en pot,
et nos rideaux, à coup sûr jau­nis par le temps.

Jusqu’au jour où nous l’avons invité, instal­lé à notre table,
avons atten­du sa pre­mière parole, puis cha­cune des suivantes,
ne ces­sant d’observer le nœud de sa cravate,
ses revers, ses épaules, ses doigts croisés au-dessus de la table;
il par­lait peu, mais nous écoutait avec attention,
nous qui ne par­lions presque pas.

On attendait que s’ouvre une source de paroles,
que jail­lisse le fleuve de sa prodigieuse histoire,
mais il restait muet, dis­parais­sant peu à peu
der­rière sa cra­vate, son cha­peau en velours, son pardessus,
à la fin mouraient le bruit de ses pas, le froisse­ment de ses habits,
les chocs de la canne sur les march­es quand il partait.

Peu après, il n’était plus dans la rue,
et notre ficus bruis­sait toujours,
nous restions silen­cieux, les rideaux jaunissaient,
et voici, main­tenant que nous sommes à table,
et que nous obser­vons assi­ettes et cou­verts en argent,
que nous nous deman­dons: nous a‑t-il jamais vus,
jamais con­nus, nous rendait-il des visites,
de nous, jadis, qui donc avait existé, vrai­ment vécu ?

 

Tra­duc­tions de  Lil­jana Huib­n­er-Fuzel­li­er & Ray­mond Fuzellier

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