Le nom du poète jette déjà une lumière, presque crue, sur les sauvages fêlures. Un monde à la fois ten­dre et cru­el de pier­res décharnées, de sou­ve­nances de chairs cal­ci­fiées. Humil­iée, rabais­sée par la lit­téra­ture la plus vul­gaire, la poésie, maîtresse, vit de sa pri­mor­diale kénose chez quelques poètes qui ne se piquent pas d’un roman­tisme suran­né ! Maîtresse rude, exigeante, nous le savons. Et la poésie de V.A. Cejovic est là pour le rap­pel­er aux yeux de nos âmes engour­dies ! Rude, mais mis­éri­cordieuse aux vrais hum­bles, à tous ceux qui, exigeants aus­si, ne se voilent pas le mufle d’une peau de cha­grin rabougrie mais savent, dans la chair ignée des mots, que les vraies douleurs si elles sont bien silen­cieuses écla­tent dans le verbe qui « sup­porte tout », parce que son nom est Amour :

 

« N’ayant pour com­pagnon que leurs âmes mendiantes.
On l’ap­pelle le mal, le bien, le tyran,
Mais ce n’est que moi,
Homme aux sens anodins, la langue hideuse
Imi­tant le bruit des belles sources,
Je rav­age la vie dans ses intimes pro­fondeurs. » (p. 18)

 

La bien­veil­lante cru­auté du verbe qui nous offre les révéla­tions d’or­dre cosmique.

 

« Chevauch­er les désas­tres et les vents,
te nour­rir du sang de l’ange per­vers. » (p.19)

 

Tout ce que l’homme du com­mun fait dans le monde des « choses » qu’il nomme, igno­ble­ment, réal­ité et qu’il impose, innomé­ment à tous, le poète le voit et ressent dans le verbe… C’est « pose » et « affec­ta­tion » pour le com­mun pris­on­nier volon­taire du ON, c’est déchi­rante impos­si­bil­ité pour le  poète qui « fait » le monde, qui ne le décrit mais… 

La déchirure dans le nom de ce poète-ci est donnée…

« Qu ‘étais-je, emporté par le brouha­ha des ser­vages humains, à m’échap­per en d’in­ertes lâchetés et en l’in­fante mélan­col­ie d’être né, errant dans la lumière, écume solaire du jour. L’en­nui féroce pil­lait ma présence, et je ne pos­sé­dais de la vie ni assez de cru­auté, ni assez de bon­té. » (p. 59)

La terre des ancêtres, la chair des ancêtres liée à cette terre, cette terre qui aura recueil­lie le corps, mort, des ancêtres, la glèbe et la lave, la sève et la chaleur oxy­dante envahie le ciel rou­gi de scories, en forme de corps de femmes, inflam­ma­bles mais éteintes… 

Les fêlures lais­sent s’é­pan­dre la boue ocre et rougeâtre du verbe en souffrance-fusion !

« O le sang recou­vrant la pâture des êtres. La nuit tombe, j’ap­prends à marcher. » (p.23) 

Marcher en dansant les mots au-dessus du gouf­fre rou­gi rugis­sant de notre inso­lente et amère­ment fade soli­tude de pierre vol­canique noire sculp­tée en corps de femme, de manque à notre étuve mâle qui ne peut assez se repaître de sa vio­lente soif d’acide tendresse…

Marcher, vire­voltant lour­de­ment, dans des paysages de fer et d’aci­er mais bruts, pri­mor­diaux. De rocs en fusion, de vent de néant aux intens­es flammes noires et ors d’amoureuses et plain­tives tor­nades anthropophages…

Cejovic s’af­fronte ver­bale­ment, et la chair est son verbe, à la matière du monde tel qu’il le fait, le poète. Rude et tran­chant. Sa prose poé­tique est un alliage étrange d’un fin métal extrême­ment brûlant et cor­rosif et d’un cristal des plus purs et des plus trans­par­ents. La phrase est digue ET fleuve de feu. Sidérale trans­la­tion d’une effroy­able inten­sité d’une expéri­ence unique qui ne ce peut absol­u­ment réitérer. 

Cejovic c’est la noire colère ardente de Mio­drag Bula­tovic, l’im­placa­ble som­bri­vore et vio­lente nos­tal­gie mais sans les inutiles ater­moiements d’une lit­térale his­toire-con­te qui cache l’essen­tielle inflorescence…

 

« Et je vois,
dans l’amère dis­tance qui s’éprend des corps,
sous la lune,
plus réels que les sages et les saints,
les men­di­ants et les vagabonds
qui errent et vont,
éro­dent le monde
sous le giron du chaos. » (p. 60)

 

La cru­auté que nous por­tons en nous, et con­tre les « ceuss­es » qui sont nous véri­ta­ble­ment, qui « éro­dent le monde », et que, par le verbe nous pou­vons exor­cis­er, n’a rien à voir avec la vio­lence de l’im­agerie-mécanique qu’ON nous impose. Cette vio­lence auto­longique est une dévo­ra­tion de l’ego, fin de mimétisme, désir son médi­a­teur, pro­pre, personnel.

La cru­auté de la haute terre noire de nocive et pri­mor­diale nos­tal­gie nous l’ex­erçons et l’ex­or­cisons avec le poète qui fait par le verbe un monde vrai qui est porté dans nos poitrails larges et bru­taux mais com­primé et dépris de toute haine obscure par les rais d’une lumière oblique de verb­ifique bénévolence…

« la rage de ne pou­voir fuir que dans la cru­auté ou la faib­lesse, et la soif, la soif de ma pro­pre rudesse par delà les ancêtres, les femmes et le néant. » (p.61)

Le « je » du poète nous enseigne sur nous, à nous. Il est notre fêlure. La brisure du monde du ON. Le « je » du poète a par­cou­ru les ter­res intox­iqués de ces ancêtres vio­lents et vol­caniques, il est la frac­ture par laque­lle s’é­panche la boue scorique de nos rougeoy­antes vio­lences tues…

Dans les « sauvages fêlures » de Cejovic nous tenons fer­me­ment le verbe fer­men­té des acres fumées du cru­el vol­can qui s’é­panche dans la lumi­nes­cente noirceur de nos ances­trales inim­i­tiés dont la con­tra­dic­toire con­jonc­tion nous est infin­i­ment salutaire… 

(Illus­trent ce texte deux toiles vol­caniques d’un poète du geste dans le nom duquel ce lit aus­si, non lit­téraire­ment, une sauvage fêlure. Mer­ci à Pierre Zoran Petrel, donc, pour m’au­toris­er à illus­tr­er cet out­re-texte de ces deux jaillissements…)

 

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