Ren­con­tre un survivant
Rien à dire c’était bien
C’était sa jeunesse
Il a survécu

                   Hen­ri Deluy

 

Hen­ri Deluy a longtemps dirigé la Revue Action Poé­tique et, notons-le pour mémoire, Imprévis­i­ble passé fut au départ le titre d’un texte du poète paru dans le numéro 145 de la revue (hiv­er 1996/1997). Petit, je lisais cette revue – dont on peut par­fois encore se pro­cur­er l’anthologie orchestrée par le poète Pas­cal Boulanger (Une « Action Poé­tique » de 1950 à aujourd’hui, Flam­mar­i­on, 1998), un livre qui mérit­erait ample­ment de retrou­ver les étagères des libraires.

On sort ému de la lec­ture d’Imprévis­i­ble passé. Un ouvrage qui est tout à la fois recueil de poèmes, de tra­duc­tions sem­blant faites sur le pouce, d’impressions de voy­ages, de réflex­ions et de sou­venirs. Le tout dans un con­texte « post sovié­tique ». On en sort d’autant plus ému si, comme l’auteur de ces lignes cri­tiques, on a passé les trente pre­mières années de sa vie dans une com­mune de la très proche ban­lieue alors rouge de Paris. Cha­cun a son temps des ceris­es finale­ment. On avait cru ou voulu oubli­er et ce sont des bouf­fées de sou­venirs qui revi­en­nent en lisant les lignes de Hen­ri Deluy. Un ressac, en vrac. Les rues et le bitume, l’architecture social­iste réal­iste de la mairie, de la bib­lio­thèque, les bâti­ments du col­lège soutenus par des stat­ues d’athlètes stakhanovistes. Quand Deluy évoque Tania ou l’une de ses sœurs, on pense à sa pro­pre jeunesse, aux échanges sportifs, dans le cadre de la fédéra­tion sportive des villes com­mu­nistes, celle qui s’opposait aux offi­cielles fédéra­tions français­es (« cap­i­tal­istes » et méchantes, financées par l’infâme CIA, voir même pire). On pense à son pre­mier amour, com­mu­niste for­cé­ment, vers douze ans. Elle s’appelait Miri­ana, venait de RDA et pra­ti­quait l’endurance. Elle était jolie, fraîche et char­p­en­tée, soucieuse de pro­grès social. On s’est per­dus de vue. Il y avait un drôle de rythme, quelque chose de rouge dans l’air, de tournoy­ant, des cama­rades qui son­naient aux portes des apparte­ments (oui, la vie col­lec­tive, cela com­mence dans les HLM) et pro­po­saient qui L’Huma Dimanche, qui Pif et Rahan (le fils de Krao), qui encore… la carte du par­ti. L’heure de l’apéro, il n’était pas de bon ton d’offrir un whisky, bois­son poli­tique­ment dou­teuse, plutôt un pastis, par sol­i­dar­ité avec les dock­ers de tous les ports. Avec le soleil, les mil­i­tants habituels du dimanche étaient rem­placés par de jeunes cama­rades, pour cause de vacances au bord de la Vol­ga, de voy­age touris­tique à Moscou ou de vis­ite de Bucarest. Une jeunesse rem­plie par le bloc de l’Est, en pleine prox­im­ité de Paris, ce n’est pas rien. Et le foot­ball. Le cham­pi­onnat entre villes com­mu­nistes, les édu­ca­teurs mem­bres du par­ti… Les pre­mières lec­tures sérieuses à la bib­lio­thèque munic­i­pale, au ray­on des œuvres poli­tiques : les œuvres com­plètes de Marx, Lénine et du cama­rade… Staline. On évo­quait encore, dans les années 70, l’année de la mort du Père des Peu­ples, les larmes, le grand cham­barde­ment que sa dis­pari­tion avait causé. On évo­quait aus­si les men­songes éhon­tés que la pro­pa­gande de droite raciste et fas­ciste col­por­tait, y com­pris dans la com­mune (ce n’était pas faute, pour­tant, de détru­ire régulière­ment les locaux des par­tis de droite, y com­pris ceux du par­ti social­iste, mou­ve­ment alors pro­fondé­ment social-traître et inféodé, ou presque, à la nébuleuse inter­na­tionale nazie sans cesse renais­sante). Men­songes il y avait, et men­songes au sujet de l’URSS. Heureuse­ment, la salle de ciné­ma locale financée par l’impôt révo­lu­tion­naire dif­fu­sait des doc­u­men­taires rétab­lis­sant vérité et réal­ité. On croi­sait par­fois, dans les travées, dis­crets, des jeunes regardés d’un sale œil par les employés / mil­i­tants / cadres locaux du par­ti. « Trot­skystes », entendait-on sans bien com­pren­dre ce que le sale mot voulait dire. Sauf que ces gars-là avaient dû boss­er pour Mus­soli­ni ou quelque chose dans le genre.

Sacrés sou­venirs, pour le moins.

Ce n’est pas rien, un livre comme celui d’Henri Deluy, pas rien un livre qui parvient à faire remon­ter tout cela en son lecteur.

Sans oubli­er ces moments ou led­it lecteur, malen­con­treuse­ment chré­tien, con­ver­ti vers l’âge de 15 ans, se rendait à l’office du dimanche, en affrontant deux rangées de crachats com­mu­nistes. C’était un jeu. Une habi­tude. Un acte poli­tique­ment révolutionnaire.

Oui, ce n’est pas rien un ouvrage qui remet toute cette mémoire en activ­ité en son lecteur.

Deluy n’est pas nos­tal­gique de cette époque, pas plus pour ce qui est de la France, que son texte évoque par­fois, du côté de Mar­seille, que pour l’URSS. Il nous emmène en trois par­ties liées les unes aux autres, mal­gré des temps dif­férents, dans la Russie à peine post sovié­tique, au moment de la Chute du Rideau de Fer ou presque, autour de 1992 / 1993 puis entre 2000 et 2003, de Moscou à Pékin, en pas­sant par Lén­ingrad / Saint-Peters­bourg et Oulan-Bator. Le poète mêle impres­sions quo­ti­di­ennes sous forme poé­tique, regards sur ce qu’il voit, sen­sa­tions et sen­ti­ments, car­nets de notes, tra­duc­tions, sou­venirs d’autres épo­ques, les années 60 et 70. C’est un jour­nal de voy­age, voy­ages au pluriel. C’est aus­si un voy­age dans un passé proche, et un recueil de pen­sées descrip­tives sur le présent. Deluy n’admirait pas la Russie stal­in­i­enne. Il n’en admire pas plus celle de Pou­tine et ses men­di­ants dans les rues. Et Deluy a bien rai­son. C’est un livre sur un choc, sur la fin d’un monde tant sur le plan intérieur qu’extérieur, ces moments où le désor­dre s’installe, moments que l’on sait naturelle­ment être aus­si ceux d’une remise à l’ordre. Et Deluy d’écrire :

 

Fin du régime soviétique
Choc pour la majorité
D’un coup
Les gens croyaient
Le social­isme fini­ra par trouver
Sa voie
Et toute la souf­france endurée
Ne l’aura pas été pour rien

 

Un livre ancré dans ce qui passe sous les yeux :

 

Neige accu­mulée
Neige
Noire
Rien de plus sale que la neige sale
Ce matin
La Russie sort dif­fi­cile­ment de la neige
Et de l’URSS

 

On lit ce livre comme un long chant, celui de la dis­lo­ca­tion d’un monde, de vies entières tournées, ain­si que dans la com­mune de mon enfance, vers ce monde meilleur qui n’en finis­sait plus de ne pas arriv­er. Un monde que l’on attendait, ici, à l’ouest, dans le con­fort d’un car­can par­ti­san. Avec ses lieux, ses poètes, ses cinéastes, ses romanciers, ses amis, ses fédéra­tions, ses assur­ances et mutuelles sol­idaires. Ses com­bats et col­lectes en faveur des peu­ples opprimés. Un monde à part incor­poré dans un autre monde. Pas Berlin-Est, mais tout de même, pas l’Ouest non plus. Et pour­tant en France.

Deluy, comme de Molesmes enfant, a vécu dans un roman de sci­ence fic­tion tourné vers un futur radieux et pour­tant inclus dans le passé. Etrange sentiment.

Que je l’écrive éton­nera sans doute et pour­tant il faut que cela soit dit : Imprévis­i­ble passé est un grand livre. Qui par­le autant de ce que nous sommes devenus que de ce que nous avons été. Le regard d’un poète sur le temps, sur ce mul­ti­ple simul­tané qu’est le temps.

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