« La poésie fait tou­jours son appari­tion comme les saisons et les pluies en leurs cycles »
Abdel­wa­hab Al Bayati

 

 

C’était à Amman, en Jor­danie, au début des années 1990 que j’ai ren­con­tré pour la pre­mière fois le grand Poète Irakien Abdel­wa­hab Al Bay­ati. C’était lors du Fes­ti­val mon­di­al d’art et de cul­ture de Jarash[1].

Le nom d’Abdelwahab Albay­ati était déjà intime­ment lié à l’histoire de la poésie arabe mod­erne. Il était l’un de ses piliers avec d’autres grands poètes Arabes dont Badr Chak­er Assayab, Nazek Almalaika…

Al Bay­ati était con­sid­éré comme le poète de l’exil, du refus, de la résis­tance con­tre la tyran­nie et surtout un grand inno­va­teur de la poésie arabe.

Il a été célébré de son vivant par les poètes, les cri­tiques, les his­to­riens de la lit­téra­ture et de la poésie dans le monde arabe. 

Son œuvre poé­tique tra­ver­sée par un souf­fle grandiose a joué un rôle déter­mi­nant chez la plu­part des poètes arabes dès les années cinquante et ce jusqu’à sa mort[2].

Poète arabe donc, son œuvre toute entière est écrite en langue arabe. C’est un poète dans le sens où Al Mutan­ab­bi entend la poésie ou, si l’on préfère, un Rim­bal­dien dont la poésie se nour­rit de voy­ages, s’écrit en voy­ageant, en s’exilant, en marchant, en chan­tant. C’est un vision­naire qui a su dis­tinguer fort bien le car­ac­tère posi­tif de la poésie, de la vie sans la sous­traire à sa tran­scen­dance. Il est un nova­teur de la langue poé­tique et s’est tenu toute sa vie à la dis­po­si­tion du Poème et de ses Devoirs avec une con­fi­ance joyeuse. Il a libéré la parole poé­tique en lui injec­tant un sens cri­tique rad­i­cal, au plus privé comme au plus loin­tain. Il est le poète par excel­lence chez qui poé­tique, poli­tique et mys­ti­cisme for­ment un seul corps dans son écriture.

Il a pub­lié son pre­mier recueil de poèmes, Anges et dia­bles en 1950, dirigé le mag­a­zine cul­turel pop­u­laire La nou­velle cul­ture avant d’être démis de ses fonc­tions en rai­son de ses opin­ions et jeté en prison. Il prend le chemin de l’exil en 1954 à Damas, avant de con­tin­uer ses errances vers d’autres grandes villes arabes et occi­den­tales : le Caire, Bey­routh, Lon­dres, Paris. Il écrit Let­tre à Naz­im Hik­met (1956), Poèmes dans l’exil (1957). Al Bay­ati revient en Irak en 1958 après le coup d’É­tat mil­i­taire dans lequel trou­vent la mort le prince Abdul­lah et le roi Fayçal. Il pub­lie Vingt poèmes de Berlin (1959), occupe le poste d’enseignant puis devient attaché cul­turel auprès de l’am­bas­sade d’I­rak à Moscou et pub­lie Des paroles qui ne meurent jamais (1960) avant de démis­sion­ner en 1961 sans retourn­er en Irak.

Il a enseigné à l’Académie sovié­tique des sci­ences. Pub­lié en 1964 Le feu et les paroles avant de repren­dre le chemin de l’exil : Philadel­phie, Le Caire, Lon­dres, Madrid, Djed­dah, Paris… Il fait des allers-retours et se déplace sou­vent comme pour échap­per à la stag­na­tion, à la mort. Il revient mal­gré tout de temps à autres pour se ressourcer au Proche-Ori­ent. Il faut, dit-il : « voy­ager, faire d’autres ren­con­tres de nou­veaux soleils, de nou­veaux hori­zons, le tout nou­veau monde qui est en train de naître ». S’ensuivent plusieurs recueils dont : Les yeux des chiens morts (1969) ; Jour­nal d’un politi­cien pro­fes­sion­nel (1970) ; Poèmes d’amour sur les sept por­tails du monde (1971) ; Auto­bi­ogra­phie du voleur de Feu (1974), Le livre de la mer (1974) ; La voix des années lumières (1979) ; Le Roy­aume de l’épi (1979) ; (…). 

L’œuvre poé­tique de Abdel­wa­hab Albay­ati est grande aus­si bien par sa qual­ité d’écriture que par l’humanisme dont elle imprégnée. Elle est sa con­science mys­tique et politique.

Poète de la rup­ture (rup­ture entre autres avec une tra­di­tion mil­lé­naire de la poésie clas­sique arabe, rup­ture avec les pou­voirs « Mes rela­tions, dit-il, avec les gou­verne­ments irakiens n’ont jamais été con­ciliantes. J’ap­par­tiens au peu­ple irakien. Je ne peux pas me sépar­er des gens ». Il est tour à tour opposant à la monar­chie, au régime du Général Kassem en pas­sant par celui de Sad­dam Hus­sein qui le déchoit de sa nation­al­ité Iraki­enne en 1995 suite à sa par­tic­i­pa­tion à un fes­ti­val de poésie en Ara­bie Saoudite.

Ses rap­ports avec son pays au cours de sa vie ont fait l’ob­jet de beau­coup de polémiques et le poète est allé jusqu’à com­par­er son his­toire avec celle de Prométhée.

Abdel­wa­hab Al Bay­ati est l’auteur de la quête de l’absolu, du sens de l’histoire, de l’exil, de l’amour et de la douleur.

Dans son œuvre, il arrive qu’il s’adresse directe­ment à des per­son­nal­ités sym­bol­es, amis proches ou loin­tains tel que dans : Pour TS Eliot ; Pour Che Gue­vara ; Pour Ernest Hem­ing­way  ou à son ami le poète turc Let­tre à Naz­im Hik­met et autres Poèmes (1956) ; Pour Naguib Mah­fouz, Amman (1997).

Le poète inter­pelle les poètes, les révo­lu­tion­naires, les voyageurs, la con­science des peu­ples. C’est l’homme des cités et ses poèmes sont imprégnés de leurs traces indélébiles.

Plusieurs de ses recueils ont été égale­ment traduits en plusieurs langues dès 1950 en Russie, Chine, Bul­gar­ie, Yougoslavie, Dane­mark, Suède,  Iran et en France où il était invité en 1979[3].  

En 1980 Al Bay­ati est attaché cul­turel à l’am­bas­sade d’Irak à Madrid. Il écrit avec une pro­fondeur lyrique et mys­tique l’un de ses plus beaux recueils de poèmes d’une force rare Le jardin d’Aïcha en 1989. Un an après, il reprend le chemin de l’exil, Al Bay­ati quitte l’Es­pagne pour se réfugi­er en Jor­danie en protes­tant con­tre le gou­verne­ment irakien qui décide d’envahir le Koweït.

Les deux poèmes ci-après dont je pro­pose une « inter­pré­ta­tion-tra­duc­tion » sont inédits[4]. Ils por­tent le nom de deux villes iraki­ennes : Al Qûfa et Bag­dad.  Deux poèmes touchants et attachants qui ont dis­ent long sur la souf­france du poète, de l’amour qu’il por­tait à la ville d’Al Qûfa et un intérêt man­i­feste essen­tielle­ment pour sa ville natale, Bagdad.

Deux poèmes où Abdel­wa­hab Al Bay­ati, usé par l’exil et l’errance, dévoile tout le poids de la souf­france dans une langue poé­tique pure, chargée de sens et qui à eux seuls résu­ment l’histoire d’un pays qui a survécu à 7000 ans de guerres.

 

 


[1] Abdel­wa­hab Albay­ati avait boy­cotté le fes­ti­val à cause de la présence de Shi­mon Perez à Amman et a été très affec­té par la posi­tion du gou­verne­ment jor­danien qui s’est rangé du côté de la coali­tion con­tre l’Irak. Il me con­fia que con­traire­ment à d’autres intel­lectuels Irakiens opposants en exil, il était « farouche­ment opposé à toute inter­ven­tion étrangère. On ne com­bat pas un tyran pour tomber dans les bras d’un autre (…). »

[2] Abdel­wa­hab Al Bay­ati est né le 19 décem­bre 1926 à Bag­dad près du sanc­tu­aire du Maître soufi Abdel Qadir al-Jilani (12ème siè­cle) et mort en exil le 3 Août 1999 à Damas en Syrie. Enter­ré selon son souhait non loin de la tombe du grand poète mys­tique Ibn Arabi.

[3] Con­férence d’Abdelwahab Albay­ati au Col­lège de France sur l’attitude du poète arabe vis-à-vis du patrimoine.

[4] Ces deux poèmes m’ont été offerts par AlBay­ati lors d’une soirée privée qui à eu lieu dans la mai­son du poète et romanci­er Jor­dano-pales­tinien Ibrahim Nass­ral­lah en présence de Azze­dine Al Man­açrah (Pales­tine), poète, romanci­er et grand éru­dit de l’histoire la cul­ture Araméenne. 

 

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