Si nous nous tuions l’un l’autre

Nos yeux entourés des cils
Comme d’une couronne d’épines
Con­sacrant définitivement
Tout regard,
Si nous nous tuions après nous avoir regardés
Dans les yeux avec un amour sans fin
Et te con­nais­sant, je te disais :
Meurs,
Meurs mon amour,
Ce sera si bien
Tu ne seras plus que mien,
Toi né du verbe-père
Tu con­naî­tras le goût de la terre,
Tu sauras com­bi­en les racines sont belles
En entre­laçant tes mains par­mi elles
Avec la joie insensée
De ne plus être à jamais…
Et me cares­sant tu me disais :
Meurs, ma chérie,
Ma bien-aimée au front d’octobre
Cer­clé comme dans les icônes
D’un rond nimbe de mort,
Meurs,
Laisse tes couleurs dans les fleurs
Tes longs cheveux, aux sentes d’hiver
Et tes yeux, éclats aux mers
Pour que tu saches
Où les chercher
Quand tu reviendras…
Si nous mou­ri­ons d’un seul coup ensemble
Cha­cun de nous assas­sin et victime,
Sauvé et sauveur,
En nous regar­dant sans cesse dans les yeux,
Longtemps après que nous ne ver­rions plus…

 

 

De l’eau sor­taient des corps blancs de peupliers

De l’eau sor­taient des corps blancs de peupliers
Aux formes ensom­meil­lées et suaves,
De beaux ado­les­cents ou seule­ment des femmes,
Douce con­fu­sion, leurs chevelures humides
N’osaient occul­ter le désir,
L’eau était sans fin, ronde, immobile,
Sur son éclat la lune versait
De l’huile.
Nous mar­chions pieds nus, limpides,
Je sentais
Mes doigts engour­dis dans ta main,
Il y avait tant d’amour sur les eaux
Que nous ne pou­vions couler,
Tant de silence que le temps
N’osait dire aucune seconde,
Le ciel ne prononçait aucun nuage,
L’eau ne bal­bu­ti­ait aucune onde,
Seules nos plantes de pied, nues,
Foulant la lumière de lune,
Émet­taient un son léger.

 

 

Tant que je parle

Les dents ser­rées à tra­vers ères,
Toute parole est un gage de confiance
Sur la ligne brisée entre le ciel et moi –
Te par­lant, tu dois être.
Là-haut dans les mon­tagnes, où les sap­ins eux-mêmes
Se proster­nent, genévri­ers, à terre
Et les nuages s’écoulent sur pierre,
Dans les bour­rasques, une parole bat
Elle est sans doute à toi cette voix
Au son tyran et du tréfonds,
Que perd le vacarme de mon sang
Mais enten­dent les arbres et les vents.
Mon bien-aimé que personne
N’a vu qu’en songe jamais ailleurs,
Père des mots qui sont en moi
Et sur le non-dire seigneur,
Fils incertain
Né de la prière
Que je t’élève,
J’ai fatigué de tant de chant,
De tant de pen­sées sans suite,
De tant de paroles angéliques.
Tu es sans pitié,
Je ne te vois ni ne t’entends –
Tant que je te parle,
Tu es.

 

 

 

Apprends-moi à brûler sombrement

Laisse-moi m’allumer de ton obscurité,
Dans la lumière féroce
Apprends-moi à brûler sombrement,
Mod­èle selon la forme des ailes
Ma flamme,
Et puri­fie-la de toute couleur.
Ou,
Mieux encore,
Donne-moi une semence d’obscurité
Que je puisse met­tre en terre
Et fais tourn­er plus vite les saisons
Pour qu’elle grandisse,
Que je la sème à nouveau.
Dans la lumière féroce
Il y aurait alors des forêts et des champs,
Des bois, des verg­ers, des prairies et de hautes futaies de nuit noire.
Une ténèbre pro­fonde et tendre
Dans laque­lle nous pour­rions mourir quand nous voudrions,
Une obscu­rité où
Nous ne seri­ons plus beaux, ou bons,
Mais seule­ment seuls,
Et comme nous ne devri­ons plus regarder,
En fer­mant les yeux, nous sauri­ons voir.

 

Poèmes traduits du recueil Octombrie noiem­brie decem­brie / Octo­bre novem­bre décem­bre, éd. Cartea Româneascà, Bucarest 1972, non présents dans l’anthologie Autre­fois les arbres avaient des yeux (pré­face, bio­bib­li­ogra­phie, sélec­tion et tra­duc­tion du roumain  par Luiza Palan­ci­uc, éd. Cahiers Bleus / Librairie Bleue, Troyes, 2005).

 

 

 

Ce miroir

Entre nous deux
Ce miroir mou, incertain
Incliné de telle sorte que
Je ne me vois pas
Tu ne te vois pas,
Mais je te vois
Et tu me vois,
Nos yeux se rencontrent
Et s’entenaillent
Sur son hori­zon argenté.
Tant que ce miroir con­tin­uera d’être
Et nous accueillir
Dans son rêve profond,
La vie et la mort
Où tu es, où je suis,
Ne sont que des contes
Où je suis, où tu es.

 

 

 

Au bon vouloir

Que pour­rais-je te demander
Si quoi qu’il en soit, tu sais
Tout ce que je pour­rais te demander ?
Que pour­rais-je souhaiter
Si tu décides quoi qu’il en soit
Ce que je pour­rais souhaiter ?
Je suis parce que toi
Tu as dit que je sois –
Un jeu au bon vouloir
Tu veux ce que je dois vouloir…

Lâche-moi un peu, endors-toi,
Oublie-moi quelques instants,
Que je puisse con­cevoir une chose
Qui ne t’est pas déjà passée
Par la tête auparavant !
Laisse-moi tranquille,
Dans une paix que tu n’as pas programmée !

N’es-tu pas fatigué de tout savoir à l’avance ?
Voilà, à cet instant j’écris un poème
Que depuis longtemps tu connais
Par cœur.

 

 

 

Plage

L’écume jetée sur la rive comme le sperme
Du ven­tre entré en putréfaction
De l’océan,
Et les plumes aux traces de pétrole
Per­dues par de vieux oiseaux,
Et les œufs asséchés dans les pois­sons morts depuis longtemps,
Et les myr­i­ades de semences de sable
Dans lesquelles se sont pétrifiées,
Jamais nées,
Des plantes insoupçonnées.
Tout est stérile, interrompu,
Les rayons des soleils éteints seulement
Con­tin­u­ent encore de nous atteindre
Avec leur ten­dre pou­voir de mort.

 

 

 

Tout aus­si

Pouss­er plus loin
Les fron­tières de l’obscurité
Accroître ne serait-ce que d’un millimètre
Le lieu vide lumineux
Qui t’aveugle, en t’empêchant,
Tout comme les ténèbres, de voir.
En fait
T’effraient aus­si bien
Ce que tu comprends
Et ce que tu ne com­prends pas,
Ce que tu vois
Et ce que tu ne peux percevoir :
Tout aus­si vain­cue à tous instants,
Tout aus­si aveu­gle par tous midis.

 

 

 

Man­dala

L’image intense du dia­mant qui m’aide
À pass­er du con­fus état de veille
Dans la brusque illu­mi­na­tion du sommeil,
Scin­tille­ment intérieur,
Forme de lumière dessinée
Avec la lumière sur la lumière,
De sorte qu’on ne dis­tingue plus
Qu’une mys­térieuse combustion
Qui donne sens à tout.
Tout comme le ray­on blanc du diamant
Se brise en éclats colorés,
Tout comme le ser­pent mord sa queue
Et se trans­forme en anneau,
Dans la pro­fondeur des racines sans fin
Les peu­ples du monde délirent pareillement.

 

 

Poèmes traduits du recueil Reflux­ul simţurilor / Le reflux des sens, éd. Human­i­tas, Bucarest 2008 (2ème édi­tion), non présents dans l’anthologie Autre­fois les arbres avaient des yeux (pré­face, bio­bib­li­ogra­phie, sélec­tion et tra­duc­tion du roumain  par Luiza Palan­ci­uc, éd. Cahiers Bleus / Librairie Bleue, Troyes, 2005).

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