François Bod­daert, qui est à l’o­rig­ine de la créa­tion des édi­tions Obsid­i­ane, signe avec Olivi­er Apert, dans la col­lec­tion Les placets invec­tifs de ces édi­tions, un Éloge de la provo­ca­tion. On se prend à rêver que cet ouvrage, sans doute parce qu’il est lim­ité aux let­tres et au XIXème siè­cle, donne nais­sance au même exer­ci­ce appliqué au XXème siè­cle et aux let­tres de ce moment, épo­ques qui ne man­quent pas de bau­druch­es com­plaisam­ment célébrées ni d’ex­perts auto-proclamés cour­tisés par les histri­ons de la grande presse. Mais voilà que je com­mence par la fin de ce que j’au­rais dû écrire…

    L’ou­vrage se com­pose de deux par­ties, comme le Petit Larousse : un dic­tio­n­naire alphabé­tique qui court d’Absinthe à Zutique (album) suivi d’un glos­saire qui est une suite de notices con­sacrées à des lit­téra­teurs du XIXème siè­cle classés de Bar­bey d’Au­re­vil­ly à Vidocq. Où réside la provo­ca­tion dans tous ces arti­cles qui ne sont pas dépourvus d’hu­mour ?  Peut-être dans le ton employé par les deux auteurs qui  réus­sis­sent  à faire l’u­na­nim­ité  con­tre  eux : ain­si dans  l’ar­ti­cle  Atten­tat, roy­al­istes, anti-bona­partistes et anar­chistes sont mis sur le même plan, aucune cause ne trou­ve grâce à leurs yeux. À moins que ce ne soit dans la déri­sion : à l’ar­ti­cle Bohème, on trou­ve cette cita­tion d’Hen­ry Murg­er : “La Bohème, c’est le stage de la vie artis­tique. C’est la pré­face de l’A­cadémie, de l’Hô­tel-Dieu ou de la Morgue.”

    C’est sans doute dans cet humour uni­formisa­teur que réside la provo­ca­tion dont se récla­ment Apert et Bod­daert. Mais le sar­casme couram­ment employé par les sus-dits entraîne une cer­taine dis­tan­ci­a­tion de la part du lecteur encore que ce soit à géomètrie vari­able comme il est dit dans l’a­vant-pro­pos : “… l’éloge dis­tille toute sa saveur de célébra­tion d’écrits et d’at­ti­tudes qui soulèvent autant l’ad­mi­ra­tion que la com­miséra­tion, l’hi­lar­ité que le ricane­ment, l’empathie que la déri­sion “. Voilà le lecteur prévenu. Peut-être faut-il lire ces pages au 2ème voire au 3ème degré ? Mais une chose est sûre, c’est l’éru­di­tion dont font preuve Olivi­er Apert et François Bod­daert : écoles lit­téraires se suc­cè­dent, opin­ions poli­tiques ou idéologiques s’op­posent à tra­vers les penseurs ; c’est toute une époque qui se donne à lire dans cette bonne cen­taine de pages de texte…

    Cepen­dant, le lecteur trou­vera par­fois, dans les pro­pos des auteurs, comme dans l’ar­ti­cle Enchris­ter, une dénon­ci­a­tion de l’emprisonnement de cer­tains qui ont vécu, pen­sé ou écrit à con­tre-courant ; et peut-être faut-il voir l’essence de la provo­ca­tion dans l’ar­ti­cle Gas­tronomie, où Apert et Bod­daert se font l’é­cho des endroits où bien manger, de leurs cuisiniers et de leurs habitués  à une époque juste­ment où les plus nom­breux n’avaient pas de quoi se nour­rir con­ven­able­ment. Ce qui vaut pour aujour­d’hui : les chefs étoilés sont devenus des chefs d’en­tre­prise admirés et cour­tisés, les émis­sions de télé sur le sujet fleuris­sent pour faire espér­er le bon peu­ple et pleur­er dans les chau­mières alors qu’on fait la queue  aux restos du cœur !

    La sec­onde par­tie est une galerie de por­traits d’écrivains et d’hommes de let­tres du XIXème siè­cle qui se car­ac­térisent par des anec­dotes par­fois tra­ver­sées par le désir de provo­quer ou d’é­ton­ner. Por­traits qui ne sont pas sans rap­pel­er, dans quelques cas, les notices d’une cer­taine ency­clopédie libre con­sultable sur inter­net : ain­si on retrou­ve ici dans les rubriques con­sacrées à Lace­naire, Laforgue, Lam­me­nais, Mon­tesquiou, etc, des infor­ma­tions qui sem­blent extraites de la dite ency­clopédie (jusqu’à la cita­tion de George Sand à pro­pos de Lam­me­nais). Mais l’en­trée Pierre Louÿs se ter­mine par qua­tre qua­trains pornographiques qui provi­en­nent, me sem­ble-t-il, d’un ouvrage (re)publié dans les années qua­tre-vingt du siè­cle dernier, Dia­logues de cour­tisanes suivi de Manuel de civil­ité pour les petites filles, aux édi­tions Euredif, dans la col­lec­tion Aphrodite clas­sique. Le tra­vail doc­u­men­taire n’est donc pas négligeable…

    Mais, ce qui retient l’at­ten­tion, c’est surtout que, dans l’ensem­ble, ces notices illus­trent par­faite­ment le titre de l’ou­vrage, Éloge de la provo­ca­tion ; c’est qu’elles sont émail­lées de cita­tions per­fides qui en dis­ent long sur les mau­vais­es langues des let­tres du XIXème siè­cle. On en jugera par cet exem­ple, à pro­pos de Mau­pas­sant : ” Le suc­cès de Mau­pas­sant près des femmes putes de la société con­state leur goût canaille, car je n’ai jamais vu chez un homme du monde un teint plus san­guin, des traits plus com­muns… ”  écrit Edmond de Goncourt. Ou à pro­pos de Mon­tesquiou cam­pé par Léon Daudet : ” Le comte à écouter debout éclatait d’un rire aigu de femme pâmée. Aus­sitôt, comme pris de remords, il met­tait sa main devant sa bouche et cam­brait le torse en arrière, jusqu’à ce que son incom­préhen­si­ble joie fût éteinte, comme s’il eût lâché un gaz hila­rant “… On le voit, Apert et Bod­daert n’ont pas lés­iné sur les sources d’in­for­ma­tion ! On peut encore soulign­er leur humour qui n’hésite pas à pas­tich­er le style de Mallarmé…

    Par­lant du XIXème siè­cle, ces pro­pos font penser, mais pas si éton­nam­ment que cela, à notre époque. Où coex­is­tent moral­isme impuis­sant et pédophilie, restau­rants étoilés et restos du cœur ou autres soupes pop­u­laires, out­rances de la mode bcbg et prêt à porter du cap­i­tal­isme de caserne, lit­téra­ture de gare et lit­téra­ture de créa­tion. Cherchez où est l’er­reur. Mais lisez donc Éloge de la provo­ca­tion… 

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